Contagion émotionnelle au travail : danger ou levier collectif ?

03-09-2025
Thématiques : Santé et mieux-être  -  Article informationnel
Tensions, non-dits, signaux précurseurs : l’ambiance au travail ne tient parfois qu’à un fil émotionnel. Comment éviter qu’il ne casse ?
Rédigé par :
Victoire Bejjani, Pratiques RH
Contagion émotionnelle au travail : une gestionnaire en réunion

Stress, incertitudes, restructurations, surcharge, etc. Dans un climat de travail tendu, les émotions ne restent jamais confinées. Elles circulent, s’amplifient, et peuvent miner l’engagement collectif.

Selon Statistique Canada, plus de 4,1 millions de personnes déclarent éprouver un stress lié au travail élevé ou très élevé, soit 21,2 % des actifs. Un chiffre préoccupant, d'autant que l'attitude émotionnelle des responsables agit comme un miroir sur leurs équipes.

Alors, que faire concrètement pour ne pas tomber dans la spirale de la contagion négative ? Et comment cultiver, au contraire, une contagion émotionnelle positive et mobilisatrice ?

Les deux expertes Julie Carignan, associée directrice chez Humance, ainsi que Marie-Claude Pelletier, présidente de Global-Watch, décryptent les signaux à surveiller, les pratiques à éviter… Et celles à adopter.

Les signaux d’une contagion émotionnelle négative

Marie-Claude Pelletier observe des signaux précurseurs clairs et souvent sous-estimés, qui devraient alerter toute organisation :

  • Des incivilités répétées, parfois subtiles ou insidieuses : « ce sont de petits gestes perçus comme étant des incivilités par certaines personnes, mais pas nécessairement par tout le monde. »
  • Des tensions persistantes et des conflits plus fréquents, qui s’expriment par :
    • Des critiques ouvertes,
    • Une montée du cynisme,
    • Des commérages qui alimentent un climat malsain.
  • Une chute des interactions sociales informelles : les échanges spontanés se raréfient, les discussions ouvertes diminuent, ce qui laisse place à plus d’isolement au sein des équipes.  

« Il est possible de se sentir seul.e, isolé.e, mis.e à l’écart… Même quand on est physiquement entouré.e de collègues ou d’une équipe. »

- Marie-Claude Pelletier

  • Une augmentation de comportements liés à un désengagement croissant :
    • Absentéisme,
    • Présentéisme (lorsque les personnes sont physiquement présentes, mais mentalement absentes),
    • Retards fréquents,
    • Manque d’assiduité.
  • Une baisse globale de la performance, observable à travers :

Marie-Claude Pelletier insiste sur l’importance de surveiller ces signes dans toutes les organisations, y compris les PME. « Si les gens sont désengagés, on n’arrivera pas à rebondir face aux défis actuels. »  

Il ne s’agit pas seulement de limiter l’absentéisme, mais de favoriser un engagement sain, « on veut que les personnes soient en santé, engagées, productives et prêtes à contribuer aux succès ou à traverser les difficultés de l’organisation », rappelle-t-elle.

Quand le gestionnaire transmet ses émotions à l’équipe

« Les émotions se transmettent. Un.e gestionnaire agit comme un canal de transmission émotionnelle », affirme Julie Carignan.

L’état d’esprit d’une équipe ne dépend pas uniquement des processus ou des résultats. Il est profondément influencé par l’attitude intérieure de celle ou celui qui la guide.  

Julie Carignan souligne que les ressentis ne restent jamais isolés : ils circulent, influencent et transforment l’ambiance collective.

« L’être humain est programmé pour la réciprocité émotionnelle. »

- Julie Carignan

La réciprocité émotionnelle au sein des équipes

Voici comment celle-ci se manifeste :

  • Un.e gestionnaire anxieux.se ou tendu.e transmet ces états d’esprit à son équipe, parfois sans un mot. Les micro-expressions, les silences, ou un changement de ton suffisent à altérer l’ambiance.
  • À l’inverse, une posture émotionnelle positive qui inspire la confiance, l’enthousiasme, le calme peut générer un effet mobilisateur, encourager la collaboration et nourrir l’engagement collectif.
    L’experte insiste sur le fait que si le rôle des chef.fe.s d’équipe est crucial, la contagion ne se limite pas au rôle hiérarchique. « Les émotions d’un.e collègue aussi vont affecter le reste du groupe. »

L’effet boomerang des émotions

Prendre conscience de son impact émotionnel est une compétence clé du leadership moderne. Pour illustrer cela, Julie Carignan propose une méthode d’auto-évaluation quotidienne, simple mais efficace, pour aider les gestionnaires à faire le point avant d’interagir avec leurs équipes :

  1. TÊTE : à quoi je pense ?  
    Identifier ses pensées dominantes (soucis, scénarios anticipés, jugements).
  2. COEUR : comment je me sens ? 
    Reconnaître l’émotion qui domine : est-ce de l’anxiété, de la colère, de la fatigue, de l’enthousiasme ?
  3. CORPS : quelles sont mes tensions physiques ? 
    Observer les signaux corporels : crispation, souffle court, mâchoires serrées, etc.

Cette démarche développe la conscience de soi et permet d’ajuster son état d’esprit avant toute interaction, fait valoir Mme Carignan.  

« Quel impact est-ce que je veux avoir sur mon équipe ? » est aussi une question clé que la spécialiste invite les gestionnaires à se poser avant toute interaction, rencontre ou réunion.

Pour favoriser un climat émotionnel sain, elle suggère aussi des outils simples et concrets, à utiliser avant une rencontre ou une prise de parole :

  • Se répéter intérieurement un mot-clé (ex. : bienveillance, courage, stabilité)
  • Pratiquer quelques respirations profondes pour apaiser le corps
  • Se projeter mentalement dans un lieu calmant ou inspirant

Ces bonnes intentions... Qui minent l’ambiance !

Sous leurs airs bienveillants, certains gestes peuvent en réalité fragiliser le climat émotionnel.  

Marie-Claude Pelletier souligne que, malgré des intentions louables, certaines attitudes risquent d’accentuer la contagion négative.

  • Ne pas dire les choses « pour protéger l’équipe » est souvent contre-productif. Le silence entretient les incertitudes, et donc l’anxiété.
  • Minimiser ou contourner les enjeux émotionnels 
    Exemples : éviter de parler de licenciement, rester flou sur la restructuration, rassurer sans faits concrets.
  • Adopter un ton détaché ou technique en période sensible  
    Un message peut passer... Ou casser, selon l’attitude de celui ou celle qui le transmet.

« La même annonce peut avoir un effet radicalement différent selon le ton adopté. Indifférence, anxiété ou bienveillance… C’est ce qui détermine l’adhésion au changement. »

-  Julie Carignan

Climat émotionnel : le rôle clé des employeurs

Quand les vents soufflent fort, il revient aux employeurs et aux gestionnaires de hisser la voile tout en gardant un œil attentif sur la météo intérieure des équipes.

Dans un tel contexte, la première responsabilité est claire : afficher une tolérance zéro face au harcèlement.  

Comme le rappelle Marie-Claude Pelletier, « il peut y avoir des glissements, des incivilités, voire des violences. Il faut être capable de nommer les comportements attendus et d’intervenir rapidement quand le cap dévie. »

Mais cette vigilance ne suffit pas. Gérer le climat émotionnel, c’est aussi donner du sens aux changements, alléger quand c’est possible la charge de travail, et surtout offrir autonomie et flexibilité.  

« Même dans un contexte très stressant, lorsqu’on donne un peu d’autonomie, ça crée un climat de confiance », souligne Marie-Claude Pelletier. Et en prime, ça évite les comités de pilotage où tout le monde rame à contre-courant.

L’autre ancrage essentiel : adopter une posture de gestion participative. Autrement dit, faire équipe avec l’équipe ! Anticiper ensemble, identifier les impacts, chercher des solutions concrètes à plusieurs têtes. Ce n’est pas de la magie, mais de l’intelligence collective et ça fonctionne.

Un environnement psychologiquement sécuritaire, c’est un espace où le personnel peut exprimer ses doutes, ses peurs ou son ras-le-bol sans craindre un retour de manivelle. « C’est devenu un pilier incontournable de la responsabilité managériale », insistent les expertes.

Et puis, il y a un détail souvent oublié : les gestionnaires ne sont pas des superhéros et superhéroïnes. Il demeure incontournable de les former et les accompagner à détecter les signaux faibles, à mener une conversation délicate, et surtout à connaître leurs propres limites est une nécessité.  

Accueillir les émotions plutôt que les enfouir

L’enjeu n’est donc pas de « régler » une émotion à tout prix, mais d’abord de l’accueillir. Pour Julie Carignan, un simple « je suis moi aussi préoccupé.e » peut suffire à désamorcer une tension. Montrer une part de vulnérabilité.

« Rien ne se crée, rien ne se perd au niveau des émotions. Elles doivent être écoutées, pas mises dans un tiroir. »

- Julie Carignan

À l’inverse, adopter une posture lisse et surjouée peut créer un malaise. Afficher un sourire figé quand l’inquiétude domine, c’est risquer de sonner faux. Les équipes le sentent et décrochent.

Autre point souvent négligé : les pertes invisibles liées aux changements. Il ne s’agit pas uniquement de nouveaux processus, mais aussi de la perte d’un certain confort, de repères, d’habitudes, voire de collègues ou d’autonomie. Reconnaître ces pertes permet de traverser le deuil du changement et de mieux rebondir ensuite.

Ne pas gérer l’émotion… L’écouter d’abord

Quand une personne exprime une émotion, le réflexe courant en RH est de vouloir la faire disparaître rapidement. 
Erreur classique !

Ce qu’il faut plutôt :

  1. L’accueillir
  2. La valider
  3. Et seulement ensuite, la recadrer si nécessaire.

La recette d’une contagion émotionnelle positive  

Pas besoin de slogans collés sur les murs ou de positivité forcée. Pour Julie Carignan, tout commence par des bases solides : « ce n’est pas du sugar-coating. On nomme les difficultés, mais on s’ancre dans des repères solides. »

  • Communiquer, même en l’absence de nouveauté 
    En entreprise, la fréquence crée la confiance.
  • Créer des espaces pour parler des incertitudes 
    Ce qu’on formule collectivement devient plus léger à porter.
  • Rendre les responsables accessibles 
    Ce n’est pas au gestionnaire de proximité de tout porter. Quand la haute direction est visible et à l’écoute, ça change la donne.
  • Valoriser les gestes alignés sur les valeurs  
    « Reconnaître un petit geste qui va dans le bon sens, c’est déjà précieux », souligne Julie Carignan. Une reconnaissance authentique a bien plus d’impact qu’un compliment automatique.
  • Encourager la collaboration et les soutiens informels 
    Les réseaux de pairs y compris pour les gestionnaires jouent un rôle clé. Parfois, il suffit d’un regard complice ou d’un « on va luncher ? » pour recharger les batteries.

Recréer le lien après une crise émotionnelle

Après une crise, vouloir tourner la page sans en parler, c’est risquer le déni collectif.  

« Il faut nommer ce qui a été vécu, valider les émotions. Sinon, on entretient un déni collectif », soutient Marie-Claude Pelletier.

Voici quelques étapes clés pour laisser de la place aux émotions du personnel:

  • Ouvrir un espace de parole 
    Offrir un moment d’équipe où chacun.e peut partager ce qu’il ou elle a traversé.
  • Faire un bilan lucide 
    Reconnaître les maladresses, les décisions mal vécues. « Il faut pouvoir dire : souligne Marie-Claude Pelletier. OK, ça, on l’a mal géré. Maintenant, on repart autrement. »
  • Réajuster les pratiques 
    Charge de travail, horaires, marges d’autonomie, etc. Une nouvelle réalité demande de nouveaux repères.
  • Recréer la dynamique collective 
    Projets communs, succès partagés, moments informels : autant de moyens de retisser les liens.

« Chez nous, début juillet, j’invite tout le monde à la maison : on part marcher en forêt, on partage un souper », raconte Marie-Claude Pelletier.

Des émotions, il en circule dans tous les sens de la tête au cœur, du leader à l’équipe. Mais une contagion positive, ça ne se décrète pas. Ça se cultive, au quotidien, avec une posture sincère, une vraie écoute et une dose de courage managérial.

Comme le dit Julie Carignan, « pas besoin de jouer les cheerleaders à pompons roses ! » Il suffit d’ouvrir la porte au changement, sans balayer ce qui a été perdu en chemin.