Sourire au travail : obligatoire ou presque?

Le Diable s’habille en Prada – Si Andy, l’assistante de Miranda Priestly, devait sourire après chaque humiliation... Autant engager un robot.
Le Loup de Wall Street – Imaginer Jordan Belfort affichant un sourire éclatant en pleine débâcle financière... Pas très crédible !
Au travail, même logique : il y a des jours où l’énergie est là, et d’autres où le moral traîne les pieds. Pourtant, dans bien des entreprises, l’attente est claire : rester motivé.e, sourire et afficher un enthousiasme sans faille.
Le problème ? Exiger la bonne humeur peut produire l’effet inverse. Selon une enquête menée par l’université Laval (2021), 23 % des personnes salariées au Québec ressentent une forte détresse psychologique liée à leur travail.
Gare à l’injonction au bonheur en entreprise !
En voulant imposer une positivité constante, certaines organisations créent ce que les spécialistes en santé mentale appellent la culture du bonheur toxique. Résultat : un décalage entre ce que les salarié.e.s ressentent et ce qu'ils ou elles pensent devoir montrer.
Jorj Helou, expert en leadership, coach et facilitateur de formations, l’exprime clairement : « j'ai développé une allergie sévère au mot « positif ». Ce terme me tape sur les nerfs. On évite les vraies choses en imposant un bonheur artificiel, ce qui crée un vide entre ce qu'on ressent et ce qu'on doit afficher. »
Bien-être ou mieux-être ?
Si le bien-être évoque souvent une vision idéale et permanente du bonheur, le mieux-être, lui, reconnaît la réalité des hauts et des bas. C’est une approche pragmatique qui vise une amélioration continue, sans exiger une positivité artificielle constante.
Travail : du tripalium au bonheur ?
Le mot travail vient du latin tripalium qui signifie instrument de torture... Difficile d’imaginer que l’épanouissement ait un jour fait partie de l’ensemble !
Mais avec l’évolution de la société, le travail est passé d’une simple contrainte à une voie potentielle d’accomplissement personnel. Depuis Max Weber et la réforme protestante, une vision nouvelle s’est imposée : l’effort et la réussite doivent aller de pair, menant parfois à la glorification excessive du workaholism (investissement excessif dans le travail au détriment de la vie personnelle).
Mauvaise humeur au travail : et si c’était normal ?
Plutôt que de viser un bien-être perpétuel, pourquoi ne pas accepter simplement qu’il est normal que le personnel ait des hauts et des bas ?
Dossiers qui s’empilent, réunions interminables, clim’ qui passe de mode sauna à congélateur, etc. Garder une bonne humeur constante relève de la science-fiction.
Alexandre Desjardins, chef santé et mieux-être au travail chez Énergir, l'affirme : « il est normal d'avoir des variations d’humeur, et prétendre l'inverse est une illusion dangereuse. Au lieu d'exiger une bonne humeur constante, les entreprises devraient créer un cadre où tout le monde peut s'exprimer sans crainte d'être jugé. »
Ce dernier fait valoir que son entreprise ne cherche pas à imposer une seule et même vision du bien-être, mais à s’adapter aux besoins de son personnel pour favoriser un climat de travail sain.
Tempérament et génération : un faux débat ?
« Les jeunes générations sont trop sensibles, les anciennes savaient encaisser. »
Cette phrase est souvent entendue. Pourtant, Alexandre Desjardins remet les pendules à l’heure : non, ce n’est pas une question de génération. « Le rapport au bien-être dépend dans quel environnement les personnes évoluent. Ce n’est pas une question d’âge, mais de cadre. »
S’il est vrai que les jeunes générations recherchent un équilibre avec des espaces de détente, des horaires flexibles et des initiatives bien-être. Les plus anciennes, elles, s’appuient davantage sur des relations de travail solides et un dialogue ouvert.
« On a quatre générations qui cohabitent au travail, et chacune trouve son compte selon ses attentes. »
- Alexandre Desjardins
La fausse promesse du bonheur permanent
Il est facile d’afficher une marque employeur attractive sur les réseaux sociaux et de promouvoir une culture d’entreprise soi-disant bienveillante... Mais encore faut-il que les bottines suivent les babines !
Comme le rappelle Guy Litalien, conseiller principal, responsabilité d'entreprise et affaires publiques chez Agiska Coopérative, dans son analyse sur le storytelling et la responsabilité d’entreprise, raconter une belle histoire ne suffit pas : elle doit impérativement s’appuyer sur des valeurs solides traduites en actions tangibles.
Or, certaines entreprises qui excellent dans l’art du storytelling corporate (ou communication narrative d’entreprise) échouent pourtant à appliquer concrètement les pratiques qu’elles valorisent et à instaurer un véritable climat de sécurité psychologique.
RH : ces cordonniers mal chaussés ?
« Je ne veux pas me tirer une balle dans le pied, plaisante Alexandre Desjardins, mais j’ai l’impression que les ressources humaines sont souvent les premières à subir le décalage entre l’idéal du bien-être affiché et la réalité vécue. »
Cette contradiction peut coûter cher : les RH, responsables du mieux-être au travail, vivent souvent une surcharge émotionnelle ignorée. En cause ? L’obligation constante d’afficher une positivité à toute épreuve. Pas question d’avoir une baisse de motivation ou pire encore, une journée où l’on préfère passer discrètement sous le radar !
Pour éviter cet épuisement, Alexandre Desjardins conseille plutôt d’encourager l’authenticité émotionnelle : accepter que chacun.e puisse avoir une baisse de motivation, ou simplement le besoin d’être discret.ète certains jours.
Alors, comment faire la différence ?
Management et mieux-être : un duo inséparable
Un.e bon.ne gestionnaire joue un rôle déterminant dans le mieux-être émotionnel de son équipe.
Chez Énergir, par exemple, M. Desjardins indique que la bienveillance et une gestion équilibrée de la charge de travail sont devenues des critères essentiels d’évaluation des gestionnaires.
« Ce n’est plus seulement une question de résultats, mais aussi d’attitude et de comportement », précise-t-il.
De son côté, Jorj Helou insiste sur le rôle crucial du leadership constructif. « Les collaborateur.ice.s ont besoin d'un espoir concret, pas d'une positivité superficielle. »
Qu’attendent vraiment les employé.e.s de leurs leaders ?
Selon une récente étude Gallup, les attentes principales du personnel envers ses leaders sont l’espoir (56 %), la confiance (33 %), la compassion (7 %) et la stabilité (4 %).
De plus en plus, les entreprises comprennent que des employé.e.s épanoui.e.s sont non seulement plus performant.e.s, mais également davantage engagé.e.s.
Le leadership moderne implique ainsi une approche plus humaine et proactive, qui place les attentes profondes des équipes au cœur des préoccupations.
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Le courage managérial au cœur du leadership
Un leadership efficace exige une dose de courage managérial, cette capacité à mener des échanges francs et authentiques aussi bien avec ses équipes qu’avec la direction.
Un.e gestionnaire véritablement bienveillant.e ne se contente pas d'écouter passivement, il ou elle passe activement à l’action pour alléger les tensions et garantir un équilibre sain.
« Il ne suffit pas de constater les problèmes, il faut aller au-delà des plaintes et identifier des solutions concrètes, estime Jorj Helou.
Il est primordial de transformer les discours superficiels en véritables conversations ouvertes au dialogue et constructives, ajoute-t-il.
Source : Leaderzone
Cette proximité avec la main-d'œuvre est d’ailleurs indispensable, insiste Alexandre Desjardins. « Les gestionnaires doivent rester proches de leur équipe, être capables d’aborder les sujets délicats et d’entretenir régulièrement des échanges courageux et ouverts. »
Chez Énergir, cela se concrétise à travers des initiatives quotidiennes, notamment l'intégration systématique de minutes SST à chaque début de rencontre. Ces moments permettent d'aborder aussi bien les risques physiques que les enjeux liés à la santé mentale.
Leadership directif ou mobilisateur : choisir son camp
Tous les styles de leadership ne se valent pas en matière de bien-être au travail. Il est essentiel de les distinguer :
- Leadership directif : impose les décisions et encadre strictement les actions.
- Leadership mobilisateur : inspire et engage autour d’une vision commune.
- Leadership collaboratif : encourage l’intelligence collective et la co-construction.
- Leadership constructif : transforme les difficultés en solutions et favorise le dialogue concret.
M. Desjardins révèle que son organisation privilégie le leadership mobilisateur, mettant en place des formations spécifiques afin de sensibiliser les gestionnaires aux risques psychosociaux et leur fournir des outils pratiques pour reconnaître les signes de détresse psychologique.
« Il ne suffit pas d’identifier les signaux d’alerte ; encore faut-il être capable d’en parler ouvertement avec les employé.e.s. »
Le mieux-être : une responsabilité partagée
Si les gestionnaires occupent une position centrale dans l'amélioration du mieux-être de leur équipe, ils ne peuvent endosser seuls cette responsabilité.
Alexandre Desjardins souligne à ce titre l’importance de la culture d’entreprise. « La charge ne peut reposer uniquement sur les épaules des gestionnaires. L’exemplarité doit provenir avant tout de la direction pour insuffler une dynamique globale. »
Une étude québécoise montre qu’une culture organisationnelle positive et des pratiques flexibles au travail peuvent réduire le taux de roulement de 30 %, augmenter la productivité de 20 % et renforcer l’engagement des employés (RDCQ).
Enfin, un symposium à l’Université Laval explore cet enjeu sous un angle innovant : « Les gestionnaires : prendre soin de soi pour mieux prendre soin de son équipe », soulignant également que le bien-être en entreprise repose sur une dynamique collective.
Accepter les jours « sans » : la clé du mieux-être au travail
« Lorsque les employé.e.s doivent masquer leurs émotions, cela génère frustration et départs prématurés », pense Alexandre Desjardins. À l’inverse, accepter que chacun.e ne soit pas toujours au maximum favorise un attachement durable à l’organisation.
« Valoriser le mieux-être plutôt qu’une positivité forcée crée un climat d’appartenance favorable à la rétention des talents »
- Alexandre Desjardins
Flexibilité des horaires : adapter son énergie au quotidien
Chez Énergir, le personnel peut adapter son rythme selon son état, sans culpabilité. « Soit le poste permet naturellement cette flexibilité, soit le.la gestionnaire joue un rôle clé pour adapter l’environnement », précise Alexandre Desjardins.
Même sans flexibilité horaire directe, il est crucial que chacun.e puisse exprimer ses besoins. « Les employé.e.s doivent se sentir à l’aise de dire : aujourd’hui, ce n’est pas une bonne journée. Cela ajuste les attentes et évite les tensions inutiles. »
Cette ouverture favorise un climat de confiance au sein des équipes.
Des créneaux sans réunion contre la surcharge mentale
Pour réduire la fatigue liée aux réunions constantes, M. Desjardins insiste aussi sur l’instauration de blocs horaires sans rencontre. « Ces moments permettent au personnel de se concentrer sans interruption, récupérer mentalement et mieux gérer la charge de travail. »
Un rapport canadien commandé par Dialogue révèle que 96 % des leaders considèrent la santé mentale, physique, financière et l’équilibre travail-vie privée comme cruciaux pour le mieux-être au travail.
Un modèle à suivre ?
Accepter que l’humeur varie au travail, c’est aller contre l’idée d’une positivité forcée. Pourtant, c’est peut-être le secret d’une culture du mieux-être durable.
Pour Énergir, le mieux-être ne se décrète pas : il se vit au quotidien. L'entreprise utilise un baromètre interne simple, mais efficace, basé sur trois indicateurs clés :
- Bonheur : « Comment te sens-tu aujourd’hui (0 à 10) ? »
- Contrôle : « Te sens-tu en maîtrise ou submergé.e ? »
- Énergie : « As-tu l’énergie nécessaire pour tes tâches ? »
Ce baromètre encourage une transparence collective réelle, approuvée par Jorj Helou : « L’action et l’innovation constante sont la clé d’un mieux-être authentique. »
« Si j’ai une mauvaise journée, je le dis », conclut Alexandre Desjardins. Une approche simple, réaliste et inspirante pour retenir les talents.