Parole d’expertes : « La dépendance au travail est une addiction à la performance, pas à la réussite. »

27-11-2025
Thématiques : Santé et mieux-être  -  Parole d’expert
Quand l’excès de zèle devient une norme implicite, les organisations alimentent malgré elles la dépendance au travail. Derrière la productivité se cachent des signaux de déséquilibre que les gestionnaires doivent apprendre à reconnaître.
Élodie Leman

Élodie Leman, rédactrice
chez Pratiques RH

Femme d’affaires travaillant dur avec bonheur, tenant un document et se réunissant pour discuter des plans

Annie Boilard, présidente du Réseau Annie RH, et sa collaboratrice Katherine Marcil, étudiante en psychologie organisationnelle, croisent leurs regards sur un phénomène encore peu abordé en milieu de travail : la dépendance au travail, aussi appelée le workaholisme.

Souvent confondue avec la passion ou l'engagement professionnel, cette dépendance relève plutôt d'un trouble comportemental. Une addiction qui ne se voit pas toujours, parce qu'elle est souvent valorisée par les organisations.

PRH : Comment distinguer un engagement fort d'une dépendance au travail ?

Annie Boilard : Ce n'est pas parce qu'une personne travaille de longues heures qu'elle est workaholique. Ce qui définit la dépendance, c'est le lien intérieur que l'individu entretient avec son travail. Le workaholisme n'est pas une réaction à la pression externe : il s'agit d'un mécanisme intrinsèque, une pulsion à travailler, indépendante du contexte. 

La personne ne travaille pas pour répondre à une demande ou à un échéancier ; elle travaille parce qu'elle ressent un besoin irrépressible. Le travail envahit alors sa vie et, malgré les efforts, aucune satisfaction durable n'en découle - il faut sans cesse recommencer.

Katherine Marcil : On parle ici d'une addiction comportementale, au même titre que certaines dépendances sans substance, comme le jeu ou l'exercice. Le workaholisme n'est pas encore reconnu officiellement dans le DSM-5*, mais il en partage les mécanismes : perte de contrôle, tolérance, sevrage difficile et recherche compulsive de stimulation.

Chez certaines personnalités - souvent perfectionnistes ou très consciencieuses -, le travail devient une source constante d'excitation psychologique. Il n'est plus une activité choisie, mais un moyen de réguler le stress ou de se sentir en contrôle.

Ce n'est pas un problème tant que la personne conserve un équilibre entre sa vie professionnelle et personnelle. Mais dès que le travail empiète sur la santé, les relations ou la capacité à décrocher, on franchit la ligne de la dépendance.

Le DSM-5 est le manuel diagnostique de référence en santé mentale, qui répertorie les troubles psychologiques reconnus par la communauté scientifique.

PRH : Certaines cultures organisationnelles renforcent-elles ce phénomène ?

Katherine Marcil : Oui, assurément. Certaines organisations entretiennent, sans le vouloir, une culture de la sur-disponibilité : répondre vite, livrer plus, rester connecté. Ces signaux implicites nourrissent la dépendance.

Et le plus pernicieux, c'est que les personnes concernées reçoivent souvent des signes de reconnaissance positifs : on les félicite, on leur confie les projets urgents, on les cite en exemple. Cela entretient l'illusion que leur comportement est sain. L'organisation n'en est pas la cause directe, mais elle agit comme amplificateur d'un terrain déjà vulnérable.

Annie Boilard : Le système de reconnaissance est souvent mal calibré. On confond performance et santé, efficacité et équilibre. Quand un.e employé.e dépasse les attentes, on oublie de se demander à quel prix. On valorise les longues heures, les livrables express, les résultats hors norme. À court terme, l'entreprise y gagne, mais à long terme, cela crée des déséquilibres d'équipe, des comparaisons injustes et une normalisation de l'excès.

PRH : Quelle est la différence entre l'épuisement professionnel et workaholisme ?

Annie Boilard : Le burn-out est subi : il résulte d'un stress externe, d'une surcharge imposée. Le workaholisme est auto-entretenu. Ce n'est pas une réaction, c'est une impulsion. La personne ne ressent pas toujours de détresse ; au contraire, elle peut se sentir performante, utile, presque euphorique.

Mais ce sentiment de contrôle est trompeur : il masque une dépendance qui finit par user les ressources internes. Et comme elle ne perçoit pas son mal-être, elle ne s'arrête pas.

Katherine Marcil : La distinction repose sur la perception du stress. Le workaholique vit du stress, mais il l'interprète différemment : il le transforme en excitation ou en énergie productive.

Le corps, lui, ne fait pas la différence : le cortisol s'accumule, la tension augmente, l'organisme reste en alerte. À long terme, cela provoque de la fatigue chronique, des troubles cardiovasculaires, digestifs ou hormonaux. Le stress n'est pas absent, il est simplement mal reconnu.

PRH : Existe-t-il un profil type qui peut développer ce comportement addictif ?

Katherine Marcil : Les études en psychologie de la personnalité montrent que les personnes à forte conscienciosité et à haut niveau de névrosisme sont plus exposées. Autrement dit : des individus organisés, ambitieux, orientés vers les résultats, mais qui régulent mal leurs émotions.

Ces profils sont très recherchés en entreprise : fiables, exigeants, passionnés.

Mais ce même mélange peut devenir explosif : le besoin d'accomplissement devient la seule source de valorisation de soi. Le syndrome de l'imposteur accentue aussi le risque : travailler toujours plus pour combler un sentiment d'insuffisance.

Annie Boilard : Je constate aussi que ce sont souvent des personnes très dynamiques, qu'on perçoit comme inépuisables. On les appelle parfois des « lapins énergiseurs ». Mais cette énergie n'est pas illimitée : à force de la puiser dans la même source, le corps finit par lâcher.

PRH : Comment les gestionnaires peuvent-ils repérer un workaholique dans leur équipe ?

Annie Boilard : Deux indicateurs se démarquent :

  1. Une performance anormale par rapport au reste du groupe : des résultats tellement au-dessus qu'ils deviennent incomparables.
  2. Des tensions relationnelles : impatience envers les collègues, jugements sur le rythme ou la qualité des autres, et parfois de l'irritabilité.

Ces signaux créent souvent une pression indirecte dans l'équipe : les autres se sentent coupables de ne pas « travailler autant ».

Katherine Marcil : J'ajouterais l'absence de “hors-travail”, un déséquilibre profond entre vie privée et vie professionnelle. Les personnes dépendantes ne parlent que de leur travail, ne déconnectent jamais, et se justifient constamment. Leur identité se confond avec leur rôle professionnel : elles existent à travers leur performance.

L'alerte vient souvent d'un proche ou d'un.e collègue qui remarque cette disparition du reste de la vie.

PRH : Quels impacts le workaholisme a-t-il sur la santé psychologique et les relations ?

Katherine Marcil : Sur le plan physique, plusieurs symptômes sont connus, même s'ils varient d'une personne à l'autre: hypertension, troubles digestifs, insomnie, affaiblissement immunitaire.

Le stress chronique dérègle tout le système : digestion, hormones, concentration.

Sur le plan psychologique : perte de sens, anxiété latente, irritabilité, isolement. Quand le travail devient la seule source de gratification, toute frustration prend des proportions énormes.

En revanche, si la source de plaisir disparaît - un congé, un licenciement, une pause forcée - la personne n'a plus de repères.

Annie Boilard : Les effets débordent sur l'organisation. Ces employé.e.s tirent la moyenne vers le haut et tout le monde finit par se comparer à eux.

Ça génère du stress collectif et une culture d'inaccessibilité. À force, la cohésion s'érode : certains se replient, d'autres surcompensent.

C'est là que le rôle du.de la gestionnaire devient crucial : non pas pour blâmer, mais pour ramener des repères collectifs sains et réaffirmer que la performance n'a de valeur que si elle est durable et partagée

Pour le.la gestionnaire, c'est un vrai défi : il faut maintenir l'équilibre sans démobiliser la personne performante. C'est un travail de finesse.

PRH : Comment soutenir une personne en dépendance au travail sans la culpabiliser ?

Katherine Marcil : Comme pour toute dépendance, la première étape, c'est la prise de conscience - et elle ne peut pas être imposée.

Dire à quelqu'un qu'il ou qu'elle travaille trop, ne sert à rien : la personne va se braquer ou se justifier. Ce qui fonctionne davantage, c'est d'amener une réflexion sur les effets concrets : « As-tu remarqué que tu n'as plus de temps pour tes proches ? Depuis quand n'as-tu pas pris de vacances ? ». L'idée n'est pas de juger, mais de faire émerger la lucidité.

La prévention commence beaucoup plus tôt qu'on le croit. Dans les milieux où la performance est valorisée, il faut former les gestionnaires à reconnaître les signaux précoces : difficulté à déléguer, justification constante (« je n'ai pas le choix »), peur du vide dès que le rythme ralentit.

Parler du rapport au travail en équipe, nommer le droit à la déconnexion et valoriser la vulnérabilité sont des leviers puissants.

La santé psychologique ne se gère pas uniquement dans les crises ; elle se cultive dans les micro-comportements quotidiens : la façon de féliciter, de reconnaître les efforts, de parler du succès ou de la performance.

Annie Boilard : En ressources humaines, on ne diagnostique pas un trouble : on agit sur les comportements observables. Quand on remarque une dérive, il faut orienter la discussion sur les faits, pas sur la personne : « J'ai remarqué que tu réponds à tes courriels la nuit », ou « Tu sembles avoir du mal à décrocher pendant tes congés. »

On peut ensuite rebaliser les attentes et revoir les indicateurs de performance. Certains gestionnaires intègrent désormais des critères liés à l'équilibre de vie et à la qualité des relations interpersonnelles. Et surtout, il faut cesser de valoriser l'hyper-performant.e. Tant qu'un.e employé.e reçoit des félicitations pour avoir livré trop vite ou travaillé tard, on entretient la boucle. Encourager la collaboration plutôt que la productivité individuelle, c'est déjà redonner au travail sa juste place.

PRH : Le télétravail, et plus largement les traces laissées par la pandémie, ont-ils amplifié le phénomène ?

Annie Boilard : La pandémie a été un révélateur. Elle a bouleversé les repères, forcé plusieurs personnes à revoir leur rapport au travail et, pour certaines, mis en lumière des comportements excessifs déjà présents.

Elle a surtout provoqué une prise de conscience collective : surcharge, déconnexion, notion de limites. Pour les personnes déjà enclines au workaholisme, cette période a parfois servi de miroir grossissant : elle a amplifié ce qui était latent, plus qu'elle ne l'a créé.

Katherine Marcil : Oui, le télétravail a joué un rôle concret dans cette amplification. En travaillant de chez soi, le travail devient accessible en tout temps : il n'y a plus de coupure physique, plus de transition entre les sphères.

Pour quelqu'un à risque, c'est une porte ouverte : l'environnement professionnel s'invite dans la vie personnelle, et la dépendance se nourrit de cette proximité constante. Ce n'est pas le télétravail en soi qui cause le problème, mais l'absence de frontières claires.
C'est pourquoi la prévention passe aussi par la structuration du temps et de l'espace : réapprendre à fermer l'ordinateur, à poser des limites, à accepter le repos sans culpabilité.

PRH : Que devraient retenir les gestionnaires ?

Annie Boilard : Il ne faut pas confondre loyauté et sur-engagement. Un.e employé.e qui travaille 80 heures par semaine ne rend pas nécessairement service à l'organisation : il ou elle met en danger sa santé, son équilibre et, à terme, la cohésion de l'équipe.

Encourager l'équilibre, c'est aussi protéger la performance durable.

Katherine Marcil : Il faut parler du sujet ouvertement. Le workaholisme reste tabou parce qu'il est valorisé. En nommant les choses, on aide les individus à reconnaître les signaux avant qu'ils deviennent destructeurs.

Travailler beaucoup n'est pas toujours un problème : travailler compulsivement l'est. Le défi, c'est de comprendre pourquoi on le fait, et ce qu'on sacrifie en échange.