Syndrome de l'imposteur au travail : quand le doute ronge la performance

Se sentir illégitime dans son rôle malgré des compétences reconnues, avoir peur d’être « découvert.e », attribuer ses réussites à la chance, etc. Ces manifestations du syndrome de l’imposteur sont fréquentes en entreprise.
Si ce phénomène peut nuire à l’épanouissement professionnel et à la performance, il peut aussi être un moteur de progression pour un.e employé.e ou un.e gestionnaire, lorsqu’il ou elle en prend conscience et se sent épaulé.e.
Comment une entreprise peut-elle soutenir ses équipes dans cette prise de confiance ? Quels leviers concrets permettent d’en faire un facteur de développement des compétences ?
Comprendre le syndrome de l’imposteur
Selon une étude Indeed (2024), 62 % des professionnel.le.s à travers le monde ont déjà ressenti le syndrome de l’imposteur.
« Le syndrome de l’imposteur, c’est avant tout la peur d’être démasqué. Ce sont des personnes qui, objectivement, possèdent des compétences avérées, mais qui sont convaincues intérieurement qu’elles sont mauvaises et qu’un jour, quelqu’un va s’en rendre compte », explique Arielle Bonneville-Roussy, professeure en psychologie du développement à l’UQAM.
Ce doute persiste malgré des signes tangibles de réussite, fait valoir l’experte.
Contrairement à un simple manque de confiance en soi, il ne se traduit pas uniquement par une appréhension, mais par une incapacité à reconnaître ses propres compétences.
Les spécialistes identifient plusieurs comportements représentatifs :
- L’auto-dévalorisation : focalisation sur les erreurs, minimisation des réussites.
- Le perfectionnisme extrême
- La surcompensation : travailler excessivement pour masquer un supposé manque de compétences.
- L’évitement des opportunités : refuser des promotions, des responsabilités ou des prises de parole par peur de l’échec.
- Moins de candidatures à des postes à responsabilités
- Hésitation à demander des augmentations de salaire
- Réduction des opportunités de mentorat et de visibilité
« Ce qui distingue véritablement le syndrome de l’imposteur d’un simple manque de confiance, c’est cette contradiction entre une performance objectivement élevée et une estime de soi très faible »
- Arielle Bonneville-Roussy
Dominic Migneault, enseignant à HEC Montréal et formateur chez C3pH Solutions innovantes, note que ces réactions prennent souvent deux formes opposées. « Les personnes concernées adoptent généralement deux stratégies : soit elles « surtravaillent » en se « sur préparant », soit elles procrastinent et évitent les situations qui pourraient révéler leur soi-disant imposture. »
Une réalité persistante chez les femmes
« Même si c’est un phénomène qui peut toucher n'importe qui, statistiquement, les recherches montrent que le syndrome de l’imposteur touche davantage les femmes », souligne Arielle Bonneville-Roussy.
Une étude menée auprès de 640 femmes professionnelles (HEC Montréal, 2018) a révélé que ce syndrome entraîne une réticence à s’exprimer en réunion et une tendance à se dévaloriser systématiquement.
En cause ? Une pression sociale accrue qui accentue le doute sur la légitimité.
Dans un dossier spécial de la Revue Gestion de HEC Montréal, plusieurs femmes confient avoir souvent attribué leurs réussites à la chance, au soutien de leur entourage ou à un contexte favorable, plutôt qu’à leurs propres compétences. Une dynamique révélatrice du syndrome de l’imposteur, qui semble persister même à des postes de direction.
Ce doute s’enracine souvent bien avant l’entrée sur le marché du travail, rapporte Les Affaires universitaires Canada. Dans le milieu universitaire, les étudiantes aux cycles supérieurs sont déjà plus nombreuses que leurs pairs masculins à ressentir un sentiment d’illégitimité, malgré leurs performances.
Le sentiment d’illégitimité : un enjeu pour la performance organisationnelle
Lorsqu’il devient chronique, le syndrome d’imposture peut générer une anxiété intense, menant parfois à un épuisement professionnel.
Un facteur de stress et d’épuisement
Selon la même étude Indeed (2024), 42 % des travailleur.euse.s canadien.ne.s ayant ressenti le syndrome de l’imposteur souffrait également d’épuisement professionnel.
« Le syndrome de l’imposteur génère une anxiété immense, alerte Arielle Bonneville-Roussy. À terme, il peut mener à la dépression ou à un burnout, notamment en raison du surtravail qu’il entraîne. On observe souvent un perfectionnisme maladif. Une simple virgule mal placée peut devenir une source d’angoisse disproportionnée. »
Les personnes touchées redoublent d’efforts pour prouver leur valeur, non pas aux autres, mais à elles-mêmes. Néanmoins, cette course à la légitimité finit par épuiser leurs ressources mentales.
Des impacts réels sur la progression de carrière
Se mettre des bâtons dans les roues fait aussi partie des conséquences du syndrome d’imposture.
Nicolas Sève, enseignant à HEC Montréal et formateur chez C3pH Solutions innovantes, parle d’un effet de stagnation. « Certaines personnes refusent des promotions ou des formations, convaincues qu’elles ne sont pas à la hauteur. Elles se freinent elles-mêmes dans leur évolution. »
Un accompagnement de la part de l’employeur peut toutefois faire la différence, notamment auprès des personnes nouvellement promues à des postes de gestion.
Pour Annie Boilard, formatrice et Présidente de Réseau Annie RH, cela passe par « des formations à l’interne, du mentorat ou encore de l’accompagnement », afin d’aider ces individus à « développer les compétences requises » et d’éviter que le doute ne freine la prise de responsabilités.
« Le syndrome de l’imposteur peut créer une sorte de plafond de verre auto-imposé. »
- Nicolas Sève
Désengagement et conséquences sur l’organisation
Mais au-delà de l’impact individuel, cette dynamique freine aussi la performance collective.
Dominic Migneault illustre cette attitude avec des exemples : certaines personnes concernées évitent les situations où elles pourraient être évaluées, ou carrément s’abstiennent de donner leur avis pourtant pertinent.
Cette peur d’être exposé.e ou jugé.e a des conséquences directes sur l’innovation et la capacité d’un.e employé.e à exercer un leadership naturel au sein de son équipe.
Le coût du syndrome de l’imposteur pour les entreprises est bien tangible. Lorsque le doute devient insupportable, certains talents préfèrent quitter leur poste plutôt que de risquer d’être perçus comme incompétents.
« Dans certains cas extrêmes, les personnes finissent par quitter leur emploi, persuadées qu’il vaut mieux partir avant d’être découvertes comme impostrices », soulève Arielle Bonneville-Roussy.
Mais pour la majorité, ce phénomène se traduit par un désengagement progressif, avec une baisse de motivation et une réticence à s’impliquer dans des projets stratégiques.
À ce sujet, l’Association des cadres municipaux du Québec (ACMQ) met en avant que le syndrome de l’imposteur peut devenir un facteur clé de désengagement dans les organisations.
Transformer le syndrome de l’imposteur en opportunité de développement
Pourtant, le syndrome de l’imposteur peut devenir un moteur de progression et d’apprentissage. Des stratégies existent pour atténuer ces effets et aider les employé.e.s à le surmonter.
Un signe d’adaptabilité et de progression ?
Plutôt que de chercher à l’éliminer, certaines entreprises accompagnent leurs employé.e.s dans une gestion plus constructive de ce sentiment.
« Ressentir un léger syndrome de l’imposteur, de temps en temps, n’est pas forcément une mauvaise chose. Se poser des questions sur sa légitimité peut pousser à se dépasser et à continuer d’apprendre », estime Nicolas Sève.
Dominic Migneault précise toutefois que cette dynamique constructive ne peut exister que si l’environnement est sécurisant et bienveillant. « Le premier pas, c’est d’en parler. Se confier à un.e collègue de confiance, un.e mentor.e ou un.e gestionnaire permet de réaliser qu’on n’est pas seul.e à ressentir cela », explique-t-il.
Comment accompagner les personnes touchées ?
L’employeur ne peut pas éradiquer ce syndrome, mais il peut créer un environnement propice à la confiance en soi et à la reconnaissance des compétences.
Reconnaître les compétences sans minimiser le ressenti
Les gestionnaires ont parfois le réflexe de rassurer un.e employé.e. « On ne peut pas juste dire à quelqu’un : « mais non, tu es compétent.e ! ». Il faut fournir des preuves concrètes de sa valeur avec un retour spécifique sur ses réalisations », recommande Arielle Bonneville-Roussy.
« En entreprise, on doit reconnaître la pensée de la personne qui doute avant d’essayer de l’encourager, abonde en ce sens Dominic Migneault. Refléter ce qu’elle pense, l’amener à nommer ses compétences réelles et lui poser les bonnes questions pour qu’elle prenne conscience de sa valeur. »
Encourager la prise de parole et la confiance en soi
Un des impacts est l’évitement des situations d’évaluation : les personnes concernées hésitent à s’exprimer en réunion par exemple.
Dominic Migneault conseille de « s’asseoir réellement à la table. Oser prendre sa place, physiquement ou symboliquement, et s’exprimer même quand le doute est présent. » L’expert insiste, les supérieur.e.s jouent un rôle clé pour encourager le personnel sous leur responsabilité à prendre leur place progressivement.
Mettre en place des défis progressifs
Au lieu de pousser une personne vers des responsabilités importantes, il est plus efficace de proposer des défis progressifs, qui lui permettent d’accumuler des succès et de renforcer sa confiance en elle, continue le spécialiste.
Les mots ont leur poids et leur valeur et peuvent avoir un véritable impact psychologique, relève l’expert. « Plutôt que de dire « je ne suis pas prêt.e », on peut dire « je ne suis pas encore prêt.e ». Cette nuance change tout. »
Adopter une reconnaissance basée sur le progrès et non la performance absolue
Un climat de compétition excessive ou des pratiques comme les classements internes des meilleurs employé.e.s peuvent renforcer le syndrome de l’imposteur en créant un sentiment de comparaison permanente, fait valoir Arielle Bonneville-Roussy
« Un tableau de classement ou un affichage des meilleurs résultats sont contre-productifs, car ils peuvent amplifier le sentiment d’imposture. »
Lutter contre les biais inconscients et promouvoir une culture inclusive
Dans certaines organisations, les biais inconscients contribuent à accentuer le sentiment d’illégitimité, notamment pour les groupes sous-représentés.
Adopter des critères d’évaluation transparents et objectifs permet de réduire cette impression. « Des pratiques d’évaluation transparentes et basées sur les compétences réduisent le sentiment d’illégitimité et favorisent une culture inclusive », dit M. Migneault.
La fin de l’imposture ?
Bonne nouvelle pour les perfectionnistes, la professeure en psychologie Arielle Bonneville-Roussy indique qu’avec l’expérience, le syndrome de l’imposteur tend à diminuer.
En réalité, le syndrome de l’imposteur ne disparaît jamais totalement, mais il peut être apprivoisé, et le doute peut se transformer en désir de continuer à se former.
Selon Sylvie Thiffault, enseignante en leadership à l’École de technologie supérieure (ÉTS) : « il ne faut pas attendre de ne plus ressentir de peur ou de doute. Il faut agir malgré eux, parce qu’ils font partie du processus. »
« Il y a assez peu de personnes de plus de 20 ans de carrière qui en souffrent encore, indique Mme Bonneville-Roussy. Sauf peut-être dans des milieux extrêmement compétitifs où la performance est le critère principal. »
L’objectif des organisations n’est donc pas de faire taire ce doute, mais d’aider leurs équipes à l’envisager comme une opportunité d’apprentissage continu.