Pomodoro et Parkinson: de la procrastination à l’efficacité

11-06-2025
Parfois, ce n’est pas le temps qui compte, mais ce qu’il devient.
Rédigé par :
Victoire Bejjani, Pratiques RH
Pomodoro et Parkinson

Impossible d’ignorer cette petite tomate rouge devenue emblème de la productivité moderne. La méthode Pomodoro continue d’envahir nos bureaux et nos applications.

Conçue à la fin des années 1980 par Francesco Cirillo, la méthode repose sur un principe simple : découper le travail en blocs de 25 minutes, suivis de courtes pauses. Une alternance censée stimuler la concentration, prévenir l’épuisement mental et favoriser une meilleure rétention de l’information.

Mais derrière cette simplicité apparente, une question demeure : ce type d’outil a-t-il réellement sa place en entreprise ? De quelles manières les méthodes de gestion du temps peuvent-elles soutenir les équipes dans leurs tâches quotidiennes ?

Pomodoro et Parkinson : deux logiques à décortiquer

Vu l’engouement général pour Pomodoro, l’affaire semble entendue… Du moins en apparence !

Pourtant, pour Jorj Helou, expert en formation et leadership, il est temps de nuancer : « je ne l’aime pas. [...] C’est une technique rigide, très structurée, alors que notre monde demande aujourd’hui beaucoup plus d’agilité. Qui a décidé que 25 minutes étaient suffisantes ? Et si une super idée arrive à la 25e minute, je dois m’arrêter parce que ça a sonné ? »

D’autres critiques vont plus loin. Tandis que Pomodoro impose un rythme serré, la loi de Parkinson pointe un phénomène inverse : plus un délai s’allonge, plus le travail se dilue.

Deux visions du temps, deux logiques opposées et un même casse-tête à déchiffrer.

Ce que Pomodoro révèle vraiment : stress, attention et santé mentale

Tenter de rester concentré pendant 25 minutes sans consulter son téléphone ? Pour beaucoup, cela relève déjà de l’exploit.  

La technique Pomodoro agit comme un miroir grossissant des habitudes modernes : dépendance aux notifications, difficulté à tolérer l’ennui, besoin permanent de stimulation. Elle met en lumière une réalité souvent ignorée : l’attention est devenue un champ de bataille.

En moyenne, la concentration se maintient entre 20 à 40 minutes avant que la fatigue cognitive ne se fasse sentir. Dans un environnement saturé de sollicitations, même ces 25 minutes deviennent parfois hors de portée.  

« Chaque humain est différent, et son temps de concentration aussi », rappelle Jorj Helou.

Le stress en embuscade

Au-delà de l’attention, c’est aussi la mécanique du stress qui entre en jeu.

La chercheuse Sonia Lupien, spécialiste du stress, identifie quatre déclencheurs majeurs du stress :  

  1. La perte de contrôle  
  2. L’imprévisibilité
  3. La nouveauté  
  4. La menace à l’ego

Tenter de maintenir son attention dans un contexte instable et hyperconnecté revient à activer précisément ces leviers. En imposant un cadre ferme, la méthode Pomodoro peut faire émerger une tension intérieure souvent invisible.

Travail profond vs tâches en série

Sonia Lupien insiste également sur l’importance de distinguer le « travail de surface » (courriels, tâches répétitives) du « travail de profondeur » : celui qui demande un vrai engagement cognitif.  

Comme l’analyse Jorj Helou, si la méthode Pomodoro cherche à créer un espace propice à ce type de travail, elle risque aussi de l’interrompre trop tôt. Couper une tâche complexe toutes les 25 minutes peut briser un élan créatif ou une réflexion en cours de maturation.

Or, ce type d’engagement profond devient de plus en plus rare. Une étude citée dans La Presse révèle que les personnes travaillant sur ordinateur ne consacrent en moyenne qu'une heure et 12 secondes par jour à un travail réellement concentré.

La tomate peut donc cadrer, mais aussi contraindre. Comme le résume bien François Gamonnet, expert en gestion du temps et des priorités : « Pomodoro fait partie de la panoplie des techniques utiles en gestion de la concentration. Un nice to, mais pas la plus importante. »  

Il la classe loin derrière des outils comme la matrice d’Eisenhower, jugée plus stratégique.

Le Flowmodoro : une alternative plus douce

C’est ici qu’émerge une alternative intéressante : le Flowmodoro. Inspirée de Pomodoro, cette méthode propose de préserver le cadre, mais avec plus de souplesse. 
Au lieu de s’interrompre mécaniquement au bout de 25 minutes, on observe son niveau de concentration : si l’on est en flow, on continue. Si l’on sent une baisse d’attention, on fait une pause.

Le Flowmodoro s’adapte donc au rythme cognitif réel, et non à une minuterie arbitraire. 

Au-delà de Pomodoro : créer des bulles de concentration efficaces

« Il ne faut pas être enfermé dans un système trop strict, met en garde Jorj Helou Il faut adapter la méthode, comprendre ses fondements », et s’inspirer du Flowmodoro, par exemple, qui permet plus de flexibilité.  

« Derrière la gestion du temps, c’est bien la gestion des priorités qui est en jeu. »

- Jorj Helou

François Gamonnet insiste sur un point fondamental : « on pratique un sport d’équipe avec des règles du jeu individuelles. Résultat : surcharge de courriels, conflits de priorités, fausses urgences. »  

Pour y remédier, il propose une approche concrète : tirer parti des outils numériques, comme l’agenda électronique, pour mieux gérer ses priorités.  

« On peut attribuer à chaque tâche un niveau d’urgence, fixer des rappels et des suivis, et filtrer les activités importantes », recommande-t-il. Des gestes simples, mais essentiels pour clarifier ce qui compte vraiment… Et lâcher prise sur le reste.

Les six « maladies du temps », selon François Gamonnet

  1. Tempsdinite - Sous-estimation chronique du temps nécessaire. Remèdes : centraliser ses tâches, découper, prévoir une marge de sécurité.
  2. Lifophilie - Réagir aux tâches selon leur ordre d’arrivée. Remède : planifier ses priorités en début de journée.
  3. Ouïte - Dire oui à tout. Remède : apprendre à négocier son temps, déléguer.
  4. Chronophagie - Interruptions permanentes. Remède : s’isoler, limiter les dérangements, regrouper les sollicitations.
  5. Réunionite - Réunions improductives. Remède : sélectionner, se fixer des limites de temps, formaliser les suivis.
  6. Courrielite - Trop de courriels ? Fixer des créneaux et décider dès la première lecture : répondre, classer, supprimer ou planifier.

Des pratiques de gestion du temps efficaces

  • Former les équipes, mais aussi les gestionnaires, à identifier leurs meilleurs moments de concentration (ce qu’on appelle le biorythme).
  • Adopter des pratiques comme les « vendredis sans réunions » ou les « Zoom Time », où chacun.e se connecte en visioconférence pour travailler en silence, caméra ouverte comme s’ils.elles partageaient le même bureau, mais sans se parler.
  • Planifier les courriels, éviter les envois en dehors des heures de bureau.
  • Coconstruire les échéanciers : « on établit des échéances sans tenir compte des durées et délais. C’est la fabrique de l’urgence », déplore François Gamonnet.

« On co-construit les échéances, on discute, on ajuste. Le leadership moderne n’est plus autoritaire. Il est collaboratif. »

- Jorj Helou

Parkinson : moins de temps, mais plus d’impact

En 1955, l’historien britannique Cyril Northcote Parkinson publie un article dans The Economist qui commence ainsi : « Le travail s’étend de façon à occuper tout le temps disponible pour son achèvement. » 

Autrement dit : accordez une semaine pour remplir un formulaire, et l’employé.e y consacrera… Une semaine ! Accordez une heure, et l’équipe le bouclera en une heure.

Cette idée, devenue célèbre sous le nom de loi de Parkinson, décrit un biais cognitif très répandu : plus on a de temps, plus on en perd.

Ce phénomène est particulièrement visible dans les milieux professionnels où les délais flous créent un faux sentiment de confort qui se transforme rapidement en demande de dernière minute stressée !

Et ce n’est pas qu’une théorie : ici aussi, la procrastination illustre à quel point la volonté a ses limites. Une étude menée en 2015 auprès de 2 295 étudiant.e.s de l’Université du Québec à Trois-Rivières a révélé que 23 % des répondant.e.s l’identifiaient comme leur principale difficulté, suivie de près par la gestion du temps (21 %).

Pour éviter cet effet « élastique », il est essentiel de construire des échéanciers solides, en combinant des « durées réalistes » (le temps nécessaire pour exécuter les tâches) et des « délais raisonnables » (tenant compte des contraintes, des dépendances entre collègues, et d’une marge de sécurité), comme le souligne François Gamonnet.

« Mieux vaut diviser les projets en étapes, avec des mini-échéances, renchérit Jorj Helou Ça donne du rythme sans créer de stress. »

Mais attention : pas question d’imposer des délais tombés du ciel. Il faut impliquer les équipes dans la planification : « Est-ce que ce temps est réaliste ? Que ferais-tu différemment si on le raccourcissait d’un jour ? »

Procrastination : ennemie ou alliée du travail ?

« Je suis un champion de la procrastination ! », avoue Jorj Helou. Chez lui, elle devient un moteur de créativité. Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. Pour les profils soumis à l’imprévu, cela peut devenir un facteur de stress.

Il faut donc équilibrer : utiliser la pression comme catalyseur, sans tomber dans l’urgence permanente.

L’idée n’est donc pas d’éliminer toute procrastination (mission impossible), mais de l’apprivoiser :

  • Identifier les tâches systématiquement repoussées,
  • Se fixer des microdélais réalistes,
  • Aménager un environnement de travail stimulant,
  • Et surtout, apprendre à distinguer ce qui est urgent de ce qui est vraiment important.

Changer de regard : principes, méthodes, outils

« Les principes (ou lois) sont immuables. Nos méthodes sont influencées par les outils, et ceux-ci évoluent. Il faut les maîtriser. Mal utilisés, ils font perdre du temps », soulève François Gamonnet.

L’expert rappelle aussi que l’agenda n’est pas qu’un pense-bête : c’est un miroir de notre charge mentale et un outil précieux pour en prendre la mesure.

Un agenda bien construit, une attention bien orientée, une énergie bien canalisée : voici trois leviers pour faire de la gestion du temps une compétence vivante, agile et un peu plus humaine.

Entre la tomate trop pressée et le délai extensible, le vrai défi se joue ailleurs : dans la capacité à jongler avec l’imprévu sans perdre le fil.

Derrière les minutes et les échéances, c’est avant tout une affaire d’ajustement constant.  

Un peu comme une sauce tomate : il faut du rythme, de la chaleur, et parfois, un couvercle entrouvert pour éviter les éclaboussures. Même avec tous les bons ingrédients, rien ne garantit que ça ne déborde pas. Et si cette image s’impose, c’est peut-être parce qu’un plat mijote en arrière-plan. Coïncidence ? Pas sûr.