Parole d’experte : « L’âgisme est la discrimination dont on parle le moins. »

06-11-2025
Thématiques : Gestion de la diversité  -  Parole d’expert
Invisible mais bien réel, l’âgisme traverse toutes les générations au travail. Souvent banalisé, il fragilise la santé psychologique, freine les carrières et entretient des tensions intergénérationnelles.
Élodie Leman

Auteur.e

Élodie Leman, rédactrice
chez Pratiques RH

Marie-Ève Dufour

Marie-Ève Dufour est professeure titulaire à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval, spécialisée en gestion des ressources humaines et en équité, diversité et inclusion (EDI).

Elle observe depuis plusieurs années comment l’âgisme influence les pratiques organisationnelles. L'experte revient sur les manifestations de cette discrimination encore trop méconnue, ses impacts concrets et les pistes d’action pour y faire face en entreprise.

Comprendre l’âgisme au travail

PRH : Comment définir l’âgisme ?

Marie-Ève Dufour : L’âgisme, c’est une forme de discrimination basée sur l’âge, peu importe le groupe auquel on appartient. Dans les milieux de travail, il se manifeste par des stéréotypes, des microagressions ou des pratiques discriminatoires.

Ça peut aller de remarques répétées sur la retraite proche d’une personne, à la perception que ses compétences sont dépassées, jusqu’à des décisions de gestion qui plafonnent sa carrière.

Ces pratiques semblent parfois anodines, mais elles deviennent discriminatoires lorsqu’elles s’accumulent.

PRH : L’âgisme vise-t-il uniquement les personnes plus âgées ?

M-E. D. : On a tendance à l’associer surtout aux travailleur.euse.s de 45 ans et plus. C’est le groupe qu’on présente le plus souvent comme cible dans la littérature comme dans les médias. Mais il ne faut pas oublier que les jeunes sont également concernés.

Très récemment, un nouveau terme est apparu : le youngism, qui désigne l’âgisme envers les jeunes travailleur.euse.s.

D’un côté, on dit que ces personnes ne sont pas loyales, qu’elles vont changer cinq à huit fois d’organisation au cours de leur carrière, etc. De l’autre, on affirme que les personnes plus expérimentées ne s’adaptent pas au changement, sont moins habiles avec les technologies ou moins à jour dans leurs compétences !

Ces stéréotypes circulent des deux côtés et entretiennent des visions polarisées entre générations.

« L’âgisme, ce n’est pas uniquement les jeunes qui discriminent les plus vieux, ou l’inverse : les deux groupes peuvent être ciblés et peuvent aussi entretenir des stéréotypes sur l’autre. »

Quand les stéréotypes influencent la gestion

PRH : Comment se manifestent concrètement ces discriminations dans les organisations ? 

M-E. D. : L’âgisme peut mener à un plafonnement de carrière : des employé.e.s se voient refuser des promotions ou de nouvelles responsabilités parce qu’on présume qu’ils et elles se dirigent vers la retraite ou que leurs compétences sont désuètes ou inexistantes.

On le retrouve aussi dans la réduction des opportunités de formation. On considère parfois, à tort, que ce n’est pas nécessaire d’investir dans le développement d’une personne qui est en fin de carrière. À l’inverse, les jeunes recrues peuvent être perçues comme trop instables ou trop peu engagées pour justifier un investissement.

Ces biais alimentent aussi des conflits intergénérationnels. Les perceptions négatives des générations entre elles créent des tensions dans les équipes. 

C’est paradoxal, car dans les discours publics et organisationnels, on encourage l’embauche et la rétention des 55 ans et plus pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre. Mais, en parallèle, on continue d’entretenir des stéréotypes qui limitent leur progression ou leur accès à des conditions équitables.

Effets et contradictions dans les organisations

PRH : Quels sont les impacts pour les individus et les organisations ?

M-E. D. : Au niveau individuel, les impacts sont majeurs. On observe davantage de stress, d’anxiété et même de dépression chez les personnes qui en sont victimes. Leur satisfaction au travail diminue et leur intention de quitter l’organisation augmente. Chez les plus âgés, l’âgisme peut accélérer la décision de prendre une retraite anticipée.

Au niveau organisationnel, les effets se répercutent sur la rétention. On perd des employé.e.s qualifié.e.s qui auraient pu rester plus longtemps. La planification de la main-d’œuvre devient plus difficile, car les départs surviennent de façon imprévue.

Le climat de travail est aussi affecté : les tensions intergénérationnelles et la démobilisation se répercutent sur la performance collective.

PRH : Pourquoi l’âgisme est-il si difficile à reconnaître selon vous ?

M-E. D. : L’âgisme repose en grande partie sur des biais inconscients. Chacun.e en a, qu’on le veuille ou non. C’est donc difficile à identifier, car ce n’est pas volontaire.

Il y a aussi une banalisation : on associe souvent le ralentissement de carrière à une évolution normale, alors qu’il peut s’agir de discrimination. Contrairement à d’autres formes d’exclusion, l’âgisme est rarement nommé comme tel, ce qui complique la prise de conscience.

La pandémie a d’ailleurs été révélatrice : plusieurs travailleur.euse.s plus âgé.e.s ont été appelés à se retirer pour leur protection. C’était légitime d’un point de vue sanitaire, mais pour beaucoup, cela a été vécu comme une mise à l’écart imposée, sans possibilité de décider par eux-mêmes.

Des pistes d’action pour limiter les biais liés à l’âge

PRH : Que faire pour prévenir ou corriger l’âgisme dans les milieux de travail ?

M-E. D. : La première étape, c’est la sensibilisation. On doit déconstruire les stéréotypes liés au vieillissement dès le plus jeune âge. L’éducation joue un rôle central : plus on comprend ce que signifie vieillir, plus on réduit les biais.

Dans les organisations, plusieurs leviers existent :

  • favoriser les contacts intergénérationnels par du mentorat ou du coaching,
  • former les gestionnaires à l’équité et à l’inclusion,
  • offrir des opportunités de développement des compétences à toutes et tous, sans distinction d’âge,
  • instaurer une culture organisationnelle axée sur l’inclusion.

« L’objectif n’est pas de créer des mesures spécifiques pour chaque tranche d’âge, mais d’adopter des pratiques non discriminatoires, accessibles à tout le monde. »

PRH : Qui doit agir en priorité : les gestionnaires ou les RH ?

M-E. D. : C’est une responsabilité partagée ! Les dirigeant.e.s doivent incarner des modèles inclusifs. Les gestionnaires, dans leur quotidien, doivent être attentifs aux signaux, intervenir lorsqu’ils.elles observent de la discrimination et gérer leurs équipes en misant sur l’inclusion. Les professionnel.le.s RH, de leur côté, doivent s’assurer que les politiques et pratiques ne perpétuent pas les biais.

Et chaque travailleur.euse doit aussi prendre conscience de ses propres biais pour éviter de les reproduire. L’âgisme n’est pas l’affaire d’un seul groupe : c’est une responsabilité collective.

Qu’en est-il du recrutement des personnes plus âgées ?

M-E. D. : Certains employeurs hésitent à embaucher des personnes proches de la retraite, craignant un investissement à court terme. Pourtant, cette main-d`oeuvre expérimentée apporte compétences et loyauté.

Des entreprises québécoises comme Chocolats Favoris ou Best Buy ont fait le choix d’adapter leurs pratiques pour attirer ces talents : affichages de postes rédigés différemment, processus de recrutement simplifié, horaires flexibles, contrats adaptés.

Il existe même des organismes spécialisés, comme GIT Conseil en emploi à Québec, qui accompagnent les entreprises dans l’embauche et l’intégration de personnes de 55 ans et plus.

L’inclusion comme processus continu

PRH : Comment éviter le favoritisme ou la discrimination envers les seniors ?

M-E. D. : Qu’une personne ait 30 ou 60 ans, si ses compétences ne sont pas à jour, elle doit avoir accès à la formation. Et si malgré tout elle ne répond pas aux besoins de l’organisation, l’âge ne devrait pas servir de justification.

« Miser sur l’inclusion, c’est évaluer chaque personne dans son unicité, et non à travers une catégorie. »

Il faut se rappeler qu’il n’existe pas de « discrimination positive ». Ce que l’on appelle ainsi, ce sont plutôt des correctifs pour rétablir l’équité, par exemple avec l’équité salariale. Mais le vrai risque, c’est de perpétuer des biais, qu’ils soient négatifs ou apparemment positifs.

PRH : Est-ce que l’âgisme dépend aussi de la culture ?

M-E. D. : Oui, beaucoup. Dans certaines sociétés comme les Pays-Bas ou la Norvège, on observe moins d’âgisme, car les valeurs sociales valorisent davantage le fait de vieillir.

Chez nous, en Amérique du Nord ou en Occident, ce n’est pas une culture où l’on valorise le vieillissement. On a plutôt tendance à catégoriser les jeunes ou les plus âgés, à leur attribuer des caractéristiques communes, et à entretenir des stéréotypes. Cette dimension culturelle explique en partie pourquoi l’âgisme est encore si présent.

PRH : Peut-on espérer en finir avec l’âgisme ?

M-E. D. : Je ne crois pas. L’âgisme a toujours existé et continuera d’exister, parce qu’il est lié à des stéréotypes profondément ancrés.

Des gestionnaires m’ont déjà demandé : « À quel moment c’est terminé, l’inclusion ? » Ma réponse est simple : jamais. C’est un travail quotidien, constant. »

On ne peut pas éradiquer totalement les biais, parce qu’ils sont en grande partie inconscients. Mais on peut les réduire, les nommer et surtout mettre en place des pratiques qui limitent leurs effets. L’important, c’est d’accepter que l’inclusion est un processus en mouvement, qui demande un effort continu.