Parole d’experte : « L’EDI n’est pas une option »

Auteur.e
Victoire Bejjani, rédactrice
chez Pratiques RH

« Le Canada est loin d’être un pays qui ne respecte pas la diversité. » Cette affirmation de Tania Saba, fondatrice de la Chaire BMO en diversité et gouvernance de l’Université de Montréal, rappelle que le pays dispose d’un cadre solide : la Charte interdit la discrimination et des lois proactives visent à corriger les inégalités.
Mais la réalité est moins reluisante. Sur le papier, l’égalité est garantie. Dans la pratique, près de 39 % des Québécois.e.s déclarent encore subir de la discrimination au travail.
C’est donc dans les entreprises, surtout les PME, que tout se joue. Comment dépasser les slogans pour bâtir une véritable culture inclusive ? C’est tout l’enjeu de cet entretien avec Tania Saba, qui démonte les idées reçues et propose des pistes concrètes.
Idées reçues, défis et erreurs : l'état de l'EDI en entreprise
PRH : Quelles sont, selon vous, les plus grandes idées reçues autour de l’EDI en entreprise aujourd’hui ?
Tania Saba : Parmi les plus courantes :
- iQue ce qu’on fait en matière d’EDI crée des privilèges, et que soutenir des profils diversifiés engendre au contraire des iniquités.
- Que « le temps arrangera les choses ». Avec plus de personnes issues de l’immigration et d’autres groupes, la situation va naturellement s’améliorer.
- Que « nous, on ne discrimine pas, donc on n’a pas besoin d’agir ». Mais dès qu’une discussion s’ouvre, la résistance surgit.
- Qu’il n’existe pas de profils diversifiés disponibles pour certains types de compétences.
Ce discours trouve aussi écho dans le recul de l’Affirmative Action aux États-Unis, qui alimente un certain déni. Pourtant, les études et la recherche sont claires : ces perceptions ne tiennent pas la route.
À savoir
L’Affirmative Action, ou « discrimination positive », est une politique américaine mise en place pour améliorer la représentation des minorités et des femmes, notamment dans l’enseignement supérieur et l’emploi. Elle consiste à leur accorder un traitement préférentiel afin de corriger des désavantages systémiques et historiques.
PRH : En quoi le contexte québécois, et notamment celui des PME, impose-t-il des défis uniques ?
T. S. : Au Québec comme au Canada, deux lois encadrent l’égalité en emploi. Au provincial, c’est la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi, et au fédéral, la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Elles s’appliquent surtout aux grands organismes publics (Hydro-Québec, ministères, municipalités, réseau de la santé), ceux qui comptent plus de 200 employé.e.s.
Le problème? Ces lois sont mal appliquées, faute de sanctions.
Les PME, de leur côté, ne sont pas assujetties sauf en cas de contrats publics ou fédéraux. Leurs programmes EDI sont donc volontaires, par conviction ou pour élargir leur bassin de talents. Leur plus grand défi? L’expertise.
« Sans une expertise solide, les initiatives sont mal conçues, mal expliquées et finissent par susciter du scepticisme. »
- Tania Saba
PRH : Quelles sont les erreurs fréquentes que vous observez ?
T. S. : En voici plusieurs.
- Le Recrutement par réseau. Embaucher dans son cercle reproduit inévitablement la même homogénéité : « qui se ressemble s’assemble ».
- Les exigences implicites. Critères rigides : années d’expérience, parcours linéaire. Cela exclut des personnes immigrantes ou des femmes ayant eu des interruptions de carrière.
- Les biais systémiques. Des pratiques neutres en apparence, mais discriminantes :
- Toilettes de chantiers conçues pour les hommes → exclusion implicite.
- Casques de réalité virtuelle pensés sur des gabarits masculins → inconfort pour les femmes.
Ces systèmes « ont toujours marché »… Mais ils ne répondent plus aux réalités actuelles d’une main-d’œuvre diversifiée ni aux besoins d’innovation !
La diversité, pas juste une question de quotas !
PRH : Comment évaluer une culture inclusive ?
T.S. : La mesure, c’est essentiel. Mais ça ne veut pas dire seulement compter, mais vérifier l’équité réelle des pratiques à chaque étape.
Et ça ne s’arrête pas là : il faut aussi regarder ce qui se passe après l’embauche. Est-ce que tout le monde a réellement accès aux formations, aux stages, aux promotions, aux opportunités de développement de carrière?
Parce que si la règle implicite, c’est « seules les personnes qui lèvent la main obtiennent la formation », ça veut dire que, culturellement ou selon les personnalités, certaines personnes vont être exclues du départ.
Mesurer oui, mais pas seulement compter : l’enjeu est de vérifier l’équité réelle des pratiques à toutes les étapes.
« Se limiter à une formation sur les biais inconscients est une fausse bonne idée : elle braque les gestionnaires, qui se sentent muselés sans jamais être réellement outillés. »
- Tania Saba
PRH : En tant qu’enseignante, qu’est-ce qui vous rassure ou vous inquiète le plus dans la vision de l’EDI des nouvelles générations ?
Tania Saba : Les jeunes grandissent dans une société plus diversifiée, et ça laisse croire qu’ils auront moins de préjugés que leurs aînés. Mais il faut rester vigilant, parce que la discrimination devient plus subtile.
Prenons un exemple : une entrevue se déroule très bien, la personne a toutes les compétences, mais le gestionnaire finit par dire : « je ne me vois pas travailler avec elle ». C’est de la discrimination implicite, et c’est beaucoup plus difficile à pointer du doigt.
Et puis, certains discours qui circulent aujourd’hui, notamment autour de la masculinité, sont préoccupants. Ils peuvent vite prendre de l’ampleur et déraper.
Former les gestionnaires, au-delà des théories sur les biais
PRH : Quel type de leadership doit émerger au profit d’une meilleure gestion de la diversité?
Tania Saba : Un leadership sincère et transparent. Le diversity washing se voit tout de suite, comme le greenwashing ou écoblanchiment. Un vrai leadership, c’est croire à l’EDI, en comprendre les enjeux, et être transparent dans ses critères et ses décisions.
Les affiches dans les couloirs ou les journées culturelles où chacun apporte un plat, c’est terminé. Aujourd’hui, il faut aller beaucoup plus loin.
Définition
Le diversity washing désigne le fait pour une organisation d’afficher une image inclusive sans que cela se reflète vraiment dans ses pratiques internes.
PRH : Avez-vous déjà changé d’avis sur un aspect de l’EDI ?
T.S. : Non, on ne change pas d’avis sur les principes ! Quand il y a un ressac contre l’EDI, c’est souvent parce que les concepts n’ont pas été bien compris.
L’équité, c’est être équitable. La diversité, c’est un fait : nos sociétés le sont de plus en plus. Et l’inclusion, c’est à la fois le respect de l’individu et le sentiment d’appartenance à l’organisation.
Ce n’est pas contradictoire. On peut respecter les personnes pour ce qu’elles sont, tout en s’attendant à un engagement réel de leur part.
Dans un contexte d’incertitude et d’innovation, il faut plutôt accepter de prendre des risques, donner la parole à celles et ceux qui ont d’autres parcours et d’autres expériences. Peut-être qu’ils.elles bousculeront le débat, peut-être pas, mais il faut leur laisser cette chance.
PRH : Si vous pouviez changer un seul réflexe quotidien dans les équipes de gestion, lequel serait-ce ?
T.S. : Ce serait de compter un peu moins sur la conformité et de laisser plus de place au dialogue. Ça ne veut pas dire que chacun·e fait ce qu’il veut dans l’organisation. Mais au lieu de répéter « on a toujours fait comme ça », il faudrait ouvrir une discussion, puis décider ensemble si cela vaut la peine de continuer ou non.
« On ne peut pas régler les problèmes d’aujourd’hui avec les stratégies d’hier. Il faut tester, évaluer, se tromper… Et corriger vite. »
- Tania Saba
Les clés du leadership inclusif
PRH : Quelles compétences clés deviendront-elles essentielles pour les leaders inclusifs de demain ?
T.S. : On a besoin de leaders ouvert.e.s à la prise de risque, au dialogue. De leaders doté.e.s d’une plus grande humanité. Aujourd’hui, les questions de qualité de vie, de santé mentale sont importantes.
Un leadership éthique et une gouvernance claire doivent primer. Trop souvent, des systèmes biaisés, pas assez testés, donnent des gains de productivité au détriment de la santé des personnes. Chaque leader doit minimalement pouvoir compter sur l’humanité et la gouvernance dans sa façon de faire.
PRH : Que peut apprendre une grande entreprise d’une petite organisation en matière d’EDI, et l’inverse ?
T.S. : Beaucoup. Les études du Portail de connaissances sur les femmes en entrepreneuriat montrent que les petites entreprises menées par des femmes :
- font plus de développement de compétences,
- gèrent mieux leur empreinte environnementale,
- démontrent une forte capacité d’innovation.
Et l’écart avec les entreprises menées par des hommes se réduit beaucoup. L’innovation ne se limite pas à la technologie, elle est aussi dans les processus, l’adoption des technologies, les façons de faire.
« Changer les choses exige d’agir sur six leviers à la fois : un leadership engagé, une culture inclusive, des systèmes équitables, des bassins élargis, une chaîne de valeur diversifiée… Et surtout, mesurer pour avancer »
- Tania Saba
Les PME, en raison de leur taille et des difficultés vécues, sont plus à l’affût de façons différentes de faire. Quand elles s’intègrent aux chaînes de valeur, c’est très intéressant. Il ne faut pas penser que seules les grandes entreprises montrent quoi faire aux petites : il peut y avoir des gains mutuels.
Les grandes ont plus de moyens, testent des technologies, et ce serait bien que ces technologies soient partagées. Mais il y a aussi une innovation précieuse dans les PME. Les études sur les chaînes d’approvisionnement montrent que l’apprentissage et le développement se font des deux côtés.
PRH : On parle beaucoup d’IA dans le recrutement. Certaines entreprises disent qu’elle aide à diversifier et à réduire les biais. Est-ce que ça fonctionne vraiment ?
T.S. : L’IA dépend des données. Ce n’est pas parce qu’une entreprise dit « faire attention » que c’est vrai. Il faut regarder quelles données on met dans le système, selon quels critères, comment on valide les résultats.
« Un système peut être moins biaisé et plus objectif, mais seulement si les bons critères sont appliqués, si des tests sont faits, si les données sont diversifiées. Sinon, ce n’est qu’une illusion de neutralité. »
- Tania Saba
Et il ne faut pas oublier que l’EDI ne se limite pas au recrutement. Recruter diversifié au poste d’entrée, mais sans offrir de promotions ni de postes intéressants après, ce n’est pas mieux. Il faut suivre et valider les systèmes à toutes les étapes.
Une expertise encore trop faible en EDI : pourquoi le volontariat ne suffit pas
PRH : Si vous aviez une baguette magique, que changeriez-vous dans les milieux de travail ? Qu’est-ce qui ferait le plus avancer l’EDI au Québec ?
T.S. : J’aurais aimé voir une expertise plus solide, avec des principes clairs : trop d’initiatives restent fragiles ou maladroites. Le volontariat peut jouer un rôle, mais il doit dépasser la simple réponse à la pénurie de main-d’œuvre.
La législation demeure un levier puissant. L’équité salariale en est la preuve : elle a réduit les écarts grâce à des mesures de maintien, des sanctions et un véritable accompagnement. À l’inverse, la loi d’accès à l’égalité en emploi, même après vingt ans, a donné peu de résultats concrets.
Le Québec et le Canada ont fait le choix de la proactivité, mais encore faut-il que ces lois soient réellement soutenues et appliquées.
Trop souvent, l’EDI reste abordée de façon opportuniste, alors qu’elle devrait être intégrée de manière structurelle et durable.
Et rappelons-le : la diversité ne se limite pas à l’immigration, elle inclut aussi les minorités visibles, autochtones, personnes en situation de handicap, femmes, communautés LGBTQ+, aîné.e.s et autres réalités socioéconomiques. Leur intégration est incontournable, autant pour le développement économique que pour la cohésion sociale.
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