CV et IA : comment déjouer les pièges des candidatures trop parfaites ?

Il fut un temps pas si lointain où enjoliver son CV relevait presque de l’artisanat. Une maîtrise douteuse d’Excel par-ci, un « anglais courant » par-là…
Aujourd’hui, changement de décor. L’intelligence artificielle (IA) s’invite dans la rédaction des CV, les lissant avec un style impeccable et des compétences taillées au millimètre. Le résultat brille… parfois un peu trop, au point de faire douter de ce qui est réel ou simplement bien généré.
L’IA se généralise dans le processus de recrutement
Un rapport du Business Council of Canada révèle d’ailleurs que plus de 60 % des grandes entreprises canadiennes utilisent désormais l’intelligence artificielle dans leur processus de recrutement.
Autrement dit, l’ère du CV augmenté est bien là : les candidat.e.s s’en servent pour se mettre en valeur, les recruteurs pour faire le tri.
Alors, comment distinguer un profil authentique d’un profil trop bien poli ? Où finit l’optimisation et où commence la fiction ?
Pour mieux comprendre cette nouvelle réalité, éclairage croisé avec Éliane Leclerc, conseillère en acquisition de talents chez Air Transat, et Jean-Sébastien Dessureault, professeur en intelligence artificielle au département de mathématiques et d’informatique de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).
À noter
Au Québec, plusieurs cadres légaux régissent déjà l'utilisation de l'intelligence artificielle en contexte professionnel.
- La Loi 25 (modernisation de la Loi sur la protection des renseignements personnels) impose une transparence sur l’usage d’algorithmes.
- La Charte des droits et libertés de la personne peut s’appliquer si l’IA crée des biais discriminatoires.
- La Commission d’accès à l’information du Québec surveille l’usage de ces outils dans les processus RH.
En d'autres termes : recruter avec l’IA, oui, mais pas sans filet de sécurité juridique.
Des profils trop beaux pour être vrais ?
Du côté des recruteurs, la panique généralisée n’est pas (encore) au rendez-vous.
Éliane Leclerc nous confie avec le sourire qu’elle voit surtout des CV mieux rédigés, parfois enrichis grâce à ChatGPT ou à d’autres outils du genre, mais rarement des documents 100 % artificiels.
Elle perçoit même cela comme un signe positif : les candidat.e.s savent se servir des outils modernes, et ils.elles montrent ainsi leur capacité d’adaptation.
Mais la méfiance s’installe dès que le style vire au lyrique ou que les expériences professionnelles prennent des airs de chef-d’œuvre de transformation organisationnelle.
« Parfois, une personne ayant occupé un poste pendant six mois en fait un roman-fleuve, avec mission stratégique, changement de paradigme et impact transformationnel, explique Éliane Leclerc. Mais ça ne trompe personne. Ce qu’on cherche, ce sont des éléments concrets : formations, compétences certifiées, résultats tangibles. »
Derrière un CV rédigé par l’IA : ce que les machines comprennent vraiment
Dans ce contexte, Jean-Sébastien Dessureault explique simplement comment ces modèles fonctionnent.
Pour faire court : l’intelligence artificielle transforme les mots en chiffres qu’elle peut comprendre. Chaque mot devient une sorte de « code » numérique qui lui permet de repérer des liens et des nuances dans une phrase.
Il s’agit de deux grands principes :
- D'abord, la vectorisation. Cela revient à donner à chaque mot une empreinte numérique, un peu comme une fiche d'identité composée de chiffres. Par exemple, si l’on donne à « roi » une certaine valeur, et qu’on retire « homme » pour ajouter « femme », l’algorithme comprend qu’on vise « reine ». C’est plus de la logique contextuelle que du calcul au sens classique.
- Ensuite, le mécanisme d’attention. Cette partie sert à comprendre quels mots comptent vraiment dans une phrase. Le mot « avocat » n’aura pas le même sens selon qu’on parle d’un fruit dans une salade ou d’un.e professionnel.le en robe noire. L’IA doit donc observer les mots qui entourent ce terme pour deviner s’il s’agit de la cuisine ou du tribunal.
C’est grâce à ces deux mécanismes qu’un modèle peut aujourd’hui rédiger ou lire un CV de manière cohérente, fluide, parfois même bluffante !
La Déclaration de Montréal sur l'IA responsable
Le Québec est-il pionnier dans la réflexion éthique sur l’intelligence artificielle ?
La Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’IA, initiée par le MILA (Yoshua Bengio), propose 10 principes fondamentaux, dont :
- Le respect de l’autonomie humaine
- La protection de la vie privée
- La justice et l’inclusion
- La solidarité et le bien-être
Jean-Sébastien Dessureault y a adhéré : « C’est un engagement personnel à ne pas développer des IA nuisibles à la démocratie ou discriminantes. »
Et c’est justement ce qui peut poser problème. Car en mimant parfaitement les codes du langage professionnel, l’IA peut générer des CV très convaincants, aux formulations séduisantes, sans toujours refléter la réalité des compétences. D’où la vigilance croissante des recruteurs : au-delà des mots, ce sont désormais les preuves concrètes qui font foi.
L’IA dans les coulisses du recrutement : ange ou démon ?
Certaines entreprises, comme Air Transat, restent prudentes. Chez eux, la fonction IA intégrée au logiciel de gestion des candidatures (ATS) n’est même pas activée. « Elle est payante, d’abord, indique Éliane Leclerc en riant. Et ensuite, j’ai des doutes. Un mot mal formulé, une tournure inhabituelle, et un profil intéressant passe à la trappe. »
En d’autres termes : l’algorithme, c’est bien, mais pas au prix de l’intuition humaine.
« On préfère appeler, envoyer un message personnalisé, créer un contact direct. C’est dans notre ADN : plaisir, souci de l’autre, authenticité. »
- Éliane Leclerc
À l’opposé, l’entreprise québécoise AppyHere mise sur une automatisation radicale du recrutement. Son cofondateur, Martin Mathe, affirme que leur application a permis à des entreprises de recruter plus de 200 000 personnes, dont 17 000 pour Dollarama sans aucune intervention humaine.
« Le système analyse les profils, détecte les compétences, valide la disponibilité et envoie une liste restreinte aux gestionnaires. Tout cela en quelques secondes. »
Mais comme le souligne Jean-Sébastien Dessurault, ces outils ne sont pas infaillibles. « Il existe des outils pour détecter un texte IA, mais ils sont imparfaits. Un bon texte humain peut être pris pour de l’IA. Et inversement. »
Gare à l’illusion de la maîtrise
Pourquoi enjoliver son CV ? Parfois, par instinct de survie. L’optimisation pour les ATS est devenue un jeu à somme nulle où chaque mot compte et chaque formulation est peaufinée.
Mais quand tout le monde joue avec les mêmes règles, les candidatures finissent par se ressembler, comme si elles avaient été moulées dans un logiciel de traitement de texte commun. Et c’est là que le paradoxe surgit : un CV un peu brouillon peut, en réalité, témoigner d’une certaine authenticité.
Chez Air Transat, cette philosophie est déjà appliquée. Les entretiens sont menés avec des expert.e.s, des tests pratiques sont proposés et, dans certains cas, on passe carrément à l’évaluation en situation réelle.
Éliane Leclerc se souvient encore de ce candidat mécanicien, incapable de nommer ses outils. Depuis ce jour, une vérification terrain est systématiquement intégrée au processus pour les postes spécialisés.
« Un texte parfait ne garantit pas une compétence réelle. Le vrai talent se teste, il ne se devine pas. »
- Jean-Sébastien Dessureault
Jean-Sébastien Dessurault invite aussi les employeurs à regarder du côté des machines. « Si tous les CV optimisés finissent par se ressembler, on entre dans une logique de sur-optimisation. Un algorithme pourrait alors sélectionner un profil uniquement sur sa capacité à correspondre aux bons mots clés, et non sur ses compétences réelles. »
C’est là qu’intervient une réflexion éthique essentielle : comment redonner une chance aux profils atypiques ? Comment s’assurer qu’un parcours un peu cabossé, mais riche, ne soit pas automatiquement écarté ?
Pour cela, il prône une approche plus nuancée : plus de tests pratiques, moins de jugements hâtifs sur la forme. Car derrière chaque CV se cache une histoire et parfois, l’histoire vaut bien plus que la typographie.
RH augmentés, mais pas aveuglés : 6 pratiques pour repérer le vrai
- Prévoir une étape de test pratique ou une mise en situation pour les postes manuels ou techniques.
- Appeler les candidat.e.s en amont d’un rejet pour valider des éléments clés du CV, surtout quand celui-ci semble trop « parfait ».
- Utiliser l’IA comme un outil de suggestion, non comme un filtre absolu.
- Former les recruteurs à détecter les tournures générées par IA sans pénaliser automatiquement.
- Intégrer des guides ou assistants de rédaction éthique à disposition des candidat.e.s, notamment pour ceux et celles qui n’ont pas l’aisance rédactionnelle, mais ont des compétences solides.
- Mettre en place un processus permettant de détecter les talents atypiques, en valorisant les expériences informelles ou les parcours non linéaires.
L'équilibre entre gain de temps et perte d’humanité
Les biais, eux, ne sont jamais bien loin.
Jean-Sébastien Dessureault insiste : « les biais viennent souvent des données d’entraînement. Si les anciens CV favorisent un genre ou un groupe, l’IA apprend ce biais. »
Le cas d’Amazon reste un exemple frappant : un algorithme qui, entraîné sur des candidatures majoritairement masculines, en est venu à rejeter systématiquement les profils féminins.
Le documentaire Coded Bias (2020) met également en lumière ces dangers : il raconte l’histoire d’une chercheuse du MIT qui a révélé des biais raciaux et de genre dans des systèmes de reconnaissance faciale pourtant réputés fiables. Preuve supplémentaire que même les technologies les plus avancées peuvent perpétuer des discriminations si elles ne sont pas rigoureusement encadrées !
Et pourtant, l’IA peut aussi être un levier d’inclusion. Certains candidat.e.s rapportent qu’ils.elles se sentent mieux évalué.e.s via des systèmes automatisés qui ne tiennent pas compte de leur nom, de leur âge ou de leur origine. Un pas dans la bonne direction ? Peut-être. Mais rien n’est acquis.
« Il faut encadrer ces outils, les auditer, les former, les corriger. Ce n’est pas magique. »
- Jean-Sébastien Dessureault
L’avenir du recrutement dépendra donc moins de l’intelligence des machines que de celles et ceux qui les programment, et qui les utilisent.
Et ailleurs dans le monde ?
Le débat sur l’authenticité des CV augmentés par IA dépasse les frontières québécoises. En France, des start-ups comme Maki People développent des tests métiers automatisés en remplacement du tri sur CV. En Allemagne, des entreprises telles que Merck privilégient les entretiens sans CV, misant sur des mises en situation pratiques. Et en Suède, certains groupes recrutent directement via des vidéos courtes, misant sur la personnalité plutôt que sur la rédaction.
« Ce qu’on recherche, c’est un équilibre, soutient Éliane Leclerc. Utiliser la technologie pour gagner du temps et élargir nos horizons, sans pour autant perdre le lien avec les humains derrière les CV. »
C’est peut-être ça, le vrai curriculum vérité : un peu de techno, beaucoup de discernement, sans oublier une bonne dose d’humanité.