IA et ressources humaines : efficacité accrue ou casse-tête éthique ?

24-01-2025
L’intelligence artificielle interpelle, puisqu’elle promet notamment gain de temps et d’énergie, bouleversant au passage les méthodes et priorités. Mais est-ce une promesse de performance ou un défi d’équité ? Survol d’une révolution qui exige réflexion et vigilance.
Rédigé par :
Elodie Leman, Pratiques RH
IA RH

L’intelligence artificielle (IA) s’intègre de plus en plus dans la gestion des entreprises au Québec. Selon un sondage de l’Ordre des CRHA (2024), 57 % d'entre elles ont adopté ou envisagent d’adopter sous peu ces technologies.

Promesse d'optimisation des opérations, meilleure mobilisation des talents, outils prédictifs, etc. Les avantages semblent nombreux. Pourtant, cet enthousiasme doit être tempéré. Son intégration reste inégale et son impact sur l’humain soulève des questions éthiques cruciales.

En tout cas, ces innovations technologiques ne sont plus réservées aux grandes entreprises. L'IA offre aux PME un levier puissant pour améliorer l'efficacité en automatisant des tâches administratives et RH, comme le recrutement et la gestion des performances. Selon les spécialistes interrogé.e.s, ces outils permettent aux petites entreprises de rivaliser avec des acteurs plus grands en optimisant leurs ressources plus limitées.

Comment l’IA peut-elle répondre aux défis RH que rencontrent les organisations tout en préservant l’humain au cœur de ses pratiques ?

Gare aux biais de l’IA : privilégier le « pourquoi » au « comment »

L’intelligence artificielle en ressources humaines soulève des critiques liées à son opacité et aux biais qu’elle peut reproduire. Frédérick Bruneault, professeur et philosophe en éthique IA & numérique à l’UQAM, met en garde : « même les concepteur.ice.s peinent parfois à expliquer comment l’IA prend des décisions ».

Le risque qui en découle selon l’expert ? La création d’un effet de « boîte noire ». En effet, ces algorithmes, basés sur des données historiques, peuvent reproduire et accentuer des inégalités.

« Oui, l’IA peut grandement améliorer l'efficacité des services RH, mais les algorithmes peuvent refléter et amplifier les discriminations présentes dans les données de base (comme celles liées au genre, à l’origine ethnique ou à l’âge). Faire confiance à ces systèmes, sans comprendre les données qui les ont entraînés, revient à prendre des décisions sur des bases fragiles », avertit-il.

Pour limiter ces dérives, les entreprises doivent garantir la transparence des données et intégrer des garde-fous éthiques.

Frédérick Plamondon, professeur en management à l'École des sciences de la gestion (ESG UQAM) rappelle aussi l’importance de ne pas adopter l’IA par effet de mode. « Définir le problème que l’IA est censée résoudre est essentiel ». Selon lui, cette préparation permet de choisir des outils adaptés et de maintenir une autonomie décisionnelle.

« Avant d’envisager ces technologies, les gestionnaires doivent d’abord cerner précisément le problème qu’ils et elles veulent résoudre. »

- Frédérick Plamondon

Des outils IA au service des objectifs de l’organisation 

Par ailleurs, l’IA doit refléter la culture de l’entreprise. Megan Danis, directrice culture et développement pour l’entreprise Moov AI, propose de configurer ces outils pour incarner des principes organisationnels comme la transparence : « les réponses données doivent refléter réellement la culture organisationnelle », et ainsi soutenir les gestionnaires sans remplacer leur jugement.  

Un exemple d’intelligence artificielle au service d’une valeur organisationnelle est Salesforce Einstein, qui épaule les décisions des équipes des ressources humaines en EDI. Cet outil d’IA détecte et corrige les biais potentiels dans les décisions de recrutement ou de gestion des performances. En identifiant des tendances discriminatoires, il permet aux entreprises d’affirmer leur engagement envers la diversité. 

Les entreprises peuvent s’appuyer sur des ateliers de réflexion ou des consultant.e.s spécialisé.e.s pour clarifier leurs objectifs et aligner l’IA avec leur stratégie globale. 

Cerner les besoins pour gagner en efficacité et en agilité

Définir les objectifs est une première étape essentielle. Mais pour qu’ils se traduisent en résultats concrets, l’IA doit être intégrée intelligemment dans les processus RH, en tenant compte des besoins spécifiques de chaque organisation. 

IA conversationnelle

Des agents comme Chloé IA, Botpress ou My Intelligent Machines (MIMs) automatisent les échanges courants, ce qui libère le personnel RH pour des missions à forte valeur ajoutée.

IA analytique et prédictive   

Ces outils identifient des tendances et anticipent des risques, tels que le taux de roulement des employé.e.s ou encore leur satisfaction. L’entreprise locale Vooban, spécialisée dans les solutions technologiques basées sur l’IA, à travers son approche stratégique, permet d’optimiser des processus comme l’analyse des CV tout en intégrant des principes d’équité adaptés au marché québécois.

IA générative   

Des outils comme ChatGPT, Claude ou encore Gemini soutiennent la création de contenus, bien qu’ils soulèvent des enjeux de confidentialité et de droits de propriété intellectuelle. « Ces outils posent des questions uniques, notamment sur la gestion des données sensibles », souligne Frédérick Bruneault.

Pour une saine intégration des plateformes d’IA générative au travail, l’expert conseille de :

  • Former les équipes : développer des compétences spécifiques pour interpréter et évaluer les résultats générés par l’IA avec un esprit critique et dans le respect des intérêts de l’entreprise.
  • Encadrer l’utilisation : mettre en place des règles claires pour l’usage des outils d’IA générative.
  • Sensibiliser à la confidentialité : informer les employé.e.s sur la gestion des données sensibles et les risques liés à leur utilisation.
  • Vérifier les informations : éduquer les équipes à valider les contenus fournis par l’IA avant de prendre des décisions de diffusion.

IA émotionnelle

Des plateformes comme Officevibe mesurent le bien-être des équipes en temps réel. L’entreprise québécoise Intact Assurance par exemple, utilise cet IA pour détecter des signaux de stress ou de désengagement au sein de ses troupes grâce à cet outil. « Ces systèmes identifient des tendances invisibles et facilitent des décisions éclairées pour la direction », explique Frédérick Plamondon. 

Une étude menée par Gartner estime qu’en 2024, les entreprises combinant technologies d’hyperautomatisation et processus opérationnels repensés ont réduit leurs coûts opérationnels de 30 %.

Recrutement assisté par IA : entre rapidité et vigilance 

L’intelligence artificielle s’immisce de plus en plus dans le processus de recrutement en permettant une gestion plus rapide et précise des candidatures.  

En automatisant les tâches répétitives, ces outils libèrent du temps pour les recruteur.e.s, qui peuvent se concentrer sur des missions plus stratégiques. Mais pour tirer pleinement parti de ces technologies, il est crucial de conjuguer efficacité et éthique. 

L’un des exemples est Pymetrics, une plateforme basée sur les neurosciences, qui évalue les différentes aptitudes des candidat.e.s à travers des jeux interactifs. Ces évaluations permettent de prédire leur compatibilité avec un poste ou une culture d’entreprise.  

« Ces systèmes identifient des tendances comportementales en s’appuyant sur des données passées, mais ne prédisent pas l’avenir », précise Frédérick Plamondon, qui invite à garder une perspective critique lors de leur utilisation. 

Pour une analyse plus globale des candidatures, des plateformes comme Visier sont aussi des alliées stratégiques. En exploitant des algorithmes prédictifs, elles permettent d’identifier rapidement les profils les plus adaptés tout en analysant les facteurs susceptibles d’influencer la rétention ou le désengagement.  

« Ces outils apportent un gain de temps considérable, mais déléguer totalement la sélection de candidat.e.s à l’IA pourrait éloigner les entreprises de leurs objectifs d’équité et d’inclusion », insiste Megan Danis 

Former les recruteurs pour garantir un équilibre entre innovation et humanité 

Au-delà des outils, la clé d’un recrutement assisté par IA réussi réside dans la formation des équipes en ressources humaines.  

Par exemple. LinkedIn Learning et EdApp proposent des parcours pédagogiques sur mesure. Ces formations abordent, entre autres, la détection des biais, l’analyse des résultats algorithmiques et l’interprétation des recommandations fournies par l’IA.

« Utiliser l’IA efficacement demande des compétences particulières, soutient Frédérick Bruneault. Pour bien manipuler ces outils, il faut savoir interpréter et évaluer les résultats avec un esprit critique. »  

« Dans le domaine RH, certains aspects nécessitent un discernement accru », rappelle Megan Danis, qui insiste sur la nécessité d’un contrôle humain systématique dans les décisions clés.  

« Cette technologie ne remplacera jamais le besoin fondamental de confiance et d’empathie dans la relation humaine. »

- Megan Danis

Respecter les lois et protéger les données 

72% des Québécois.e.s sont préoccupé.e.s par la protection de leurs données personnelles, selon une étude de l’Office de la protection du consommateur.  

Dans ce contexte, respecter les normes légales, comme la Loi 25 sur la protection des renseignements personnels au Québec, est indispensable.

Frédérick Plamondon incite donc les organisations à demeurer transparentes avec leurs équipes lorsqu’elles adoptent un outil qui utilise l’IA et à surtout ne pas se précipiter. « Les systèmes d’IA, pour être efficaces et acceptés, doivent respecter les normes en matière de protection des données personnelles. Une approche non conforme risque de miner la confiance des employé.e.s et des parties prenantes. » 

« La loi 25 est une législation adoptée au Québec en 2021 pour renforcer la protection des informations personnelles des utilisateurs. Elle oblige les entreprises à être transparentes sur la manière dont elles collectent, utilisent et protègent ces données. Elle exige un consentement clair de l’utilisateur avant toute utilisation de ses informations (...). »

L’IA pour renforcer la culture d’entreprise 

En respectant les cadres éthiques et légaux, l’IA peut devenir un allié non négligeable pour soutenir des initiatives favorisant l’engagement de l’entreprise ou encore la cohésion des équipes.  

Par exemple, des outils comme Officevibe détectent des signaux à travers l’analyse des sentiments ou des sondages automatisés pour prendre le pouls du personnel. 

De son côté, Sollum Technologies, basée à Montréal, utilise l'IA pour optimiser l’éclairage dans ses serres agricoles, illustrant une culture d'entreprise axée sur la durabilité et l'innovation technologique.  

ArcelorMittal Mines, quant à elle, intègre l'IA dans ses opérations minières pour améliorer l'efficacité et renforcer la sécurité des travailleur.euse.s, soutenant ses valeurs d'excellence et de respect du bien-être de la main-d'œuvre.  

Un outil, pas une solution magique 

Finalement, l’IA permet non seulement d’améliorer certaines performances opérationnelles, mais aussi de libérer du temps pour des tâches stratégiques et créatives

L’intelligence artificielle possède évidemment ses limites et doit être perçue comme un outil complémentaire et non une solution magique aux enjeux de main-d'œuvre.  

Selon les spécialistes interrogé.e.s, cette technologie ne peut se substituer à la dimension humaine, pilier des ressources humaines.  

« Maintenir un regard critique, ce n’est pas rejeter le changement, mais faire des choix éclairés en collaboration avec l’innovation », soutient Frédérick Plamondon, qui rappelle que l’automatisation tend parfois à occulter l’importance des interactions humaines et de la rétroaction traditionnelle.