Ghosting pendant le recrutement : phénomène révélateur d’un marché en tension ?

Le « ghosting » semble en hausse, à en croire les publications qui se multiplient à ce sujet sur les réseaux sociaux.
Le terme « ghosting », emprunté aux relations amoureuses et aux applications de rencontres, désigne l’interruption soudaine de communication sans explication. Le phénomène n'est toutefois pas marginal : selon un sondage de LinkedIn (2019), 95 % des recruteurs affirment avoir déjà été ignorés par un.e candidat.e.
De son côté, Indeed dévoile dans son nouveau rapport sur la culture du ghosting (2024) que 77 % des chercheur.se.s d'emploi interrogé.e.s au Canada ont coupé le contact avec au moins une entreprise au cours des 12 derniers mois, tandis que 75 % des candidat.e.s n'ont jamais reçu de réponse après avoir postulé (d’après CareerBuilder).
Quels sont les facteurs qui expliquent cette fâcheuse pratique de part et d'autre du processus ? Et surtout, comment les employeurs peuvent-ils l’anticiper et la limiter ?
Pourquoi le « ghosting » s’est-il banalisé ?
Dans certains secteurs en pénurie, les talents ont l’embarras du choix. « Lorsqu’une personne possède des compétences rares et sait qu’elle trouvera facilement un autre poste, elle peut se permettre d’être plus sélective, voire de disparaître sans fournir d’explication », confirme Tania Saba, professeure et CRHA en gestion des ressources humaines à l’Université de Montréal.
Martin Mercier, directeur du recrutement chez TechnoGénie, croit que cette tendance est plus généralisée sur le marché québécois et nord-américain en général. « En Europe, par exemple, le rapport au travail est différent. Il y a plus de protections pour les employé.e.s, mais aussi une plus grande formalité dans les processus de recrutement. Peut-être que cela réduit les opportunités de s’évaporer dans la nature », s’interroge-t-il.
La digitalisation a-t-elle déshumanisé le processus de recrutement ?
La multiplication des outils automatisés a réduit l’intervention humaine dans le tri des candidatures. « Le « ghosting » est en partie un symptôme de la digitalisation des processus de recrutement, où les interactions humaines sont parfois remplacées par des outils automatisés qui filtrent les candidatures sans préavis. », constate Martin Mercier.
En effet, certain.e.s candidat.e.s pensent être ignoré.e.s, mais en réalité, leur CV n’a même pas été vu par un humain.
« Certaines entreprises n’ont pas d’outils pour automatiser leurs suivis, et ça complique la gestion des candidatures. Mais inversement, une trop grande automatisation peut aussi créer une distance et donner l’impression aux candidat.e.s d’être traité.e.s comme des numéros », constate Aïcha Soulières, CRHA chez MS Solutions.
Cette numérisation déplace aussi les responsabilités. « Il est plus facile d’ignorer un courriel que de quitter physiquement une salle d’entrevue », souligne Tania Saba.
La distance favorise donc l’évitement des conversations difficiles, contribuant ainsi à la désertion du processus. « La communication virtuelle facilite l’évitement et diminue la responsabilité perçue des deux parties », ajoute l'experte.
Silence radio en recrutement : un phénomène dommageable pour tout le monde
Derrière cette tendance se cache aussi une transformation des dynamiques du marché de l’emploi.
Contrairement à certaines idées reçues, ce n’est pas systématiquement lié à l’arrivée de la Génération Z, hyper connectée, sur le marché du travail, nuance Tania Saba. « Avant d’associer un comportement à une génération, il faut l’expliquer. Une personne, peu importe son âge, agit aussi en fonction de sa situation économique et selon leur niveau de professionnalisme », rappelle Mme Saba.
Pour Sacha Oropeza, directeur de recrutement chez SII Canada, cela reflète de nouvelles attentes et un rééquilibrage du pouvoir entre les employeurs et les candidat.e.s.
« Ces dernier.e.s deviennent plus sélectif.ve.s et exigeant.e.s face aux processus de recrutement, aux conditions de travail, aux attentes salariales, à la manière dont ils et elles perçoivent leur prochain poste ».
Pourquoi les candidats disparaissent-ils ?
Si le « ghosting » est souvent perçu comme un manque de conscience professionnelle, les motivations des candidat·e·s sont plus variées qu’il n’y paraît.
- Un poste qui ne correspond pas aux attentes.
D’après un rapport Indeed (2024), 33 % des candidat.e.s cessent de donner des nouvelles à un potentiel employeur simplement parce qu’ils et elles estiment que l’emploi ne leur convient pas et passent à autre chose sans prévenir le recruteur. Pour 35 %, la décision repose sur un sentiment d’inadéquation entre leurs attentes et l’offre. - L’évitement des conversations inconfortables.
Certaines personnes disparaissent non par négligence, mais par malaise. « Il y a des gens qui, après avoir accepté une offre, se rendent compte qu’ils.elles ne sont pas fait.e.s pour le poste, mais sont trop gêné.e.s pour l’annoncer », explique Martin Mercier.
Dans 32 % des cas, les candidat·e·s qui ont disparu admettent s’être senti·e·s coupables (Indeed). La pression du marché et les contre-offres.
Les talents les plus sollicités reçoivent souvent plusieurs propositions en parallèle et privilégient la meilleure opportunité. Sacha Oropeza résume le phénomène de façon pragmatique : « tout se résume à une question d’équilibre entre l’offre et la demande. Si un.e candidat.e est très sollicité.e, il.elle prendra son temps et pourra se permettre de disparaître ».
C'est une tendance selon lui, qui doit être perçu comme un symptôme du fonctionnement actuel du marché du travail.« On est dans une dynamique où chaque partie fait ce qu’elle peut avec ses ressources et ses opportunités. Parfois, ça donne des comportements perçus comme irrespectueux, mais c’est surtout une question de priorités. »
- Sacha Oropeza
- Des processus de recrutement trop longs
La longueur du processus de recrutement peut également être un frein pour les candidat.e.s.
Pour Aïcha Soulières, « si un processus dure trois semaines avec quinze étapes, le risque que le candidat disparaisse entre-temps est plus grand. Pendant ce temps-là, d’autres offres arrivent, et il peut tout simplement passer à autre chose. »
Plusieurs analyses confirment ses dires. Une étude de Randstad (2023) révèle que 72 % des cadres jugent les délais d’embauche excessifs et regrettent le manque de réactivité des employeurs. En moyenne, une embauche prend 44 jours, mais ce chiffre monte à 67 jours dans les secteurs de l’énergie et de la défense, tandis qu’il descend à 20 jours dans la technologie et les médias.
Au Canada, les délais d'embauche pour des postes de cadres varient selon le secteur et le processus de recrutement. Une étude de Glasford International Canada indique que les employeurs prennent en moyenne 4 semaines pour établir une stratégie et recrutent dans les 12 semaines suivantes.
Quand ce sont les employeurs qui ne donnent plus signe de vie !
Ce silence radio ne concerne pas uniquement les personnes en quête d’un emploi. Les recruteurs, eux aussi, disparaissent parfois sans explication, laissant des candidat.e.s dans l’incertitude.
Selon une étude de Resume Genius, 80 % des responsables du recrutement reconnaissent avoir déjà cessé de communiquer avec un.e candidat.e sans explication.
« J’ai malheureusement vu des candidat.e.s passer plusieurs étapes de sélection, parfois même réaliser des tests techniques, et ne jamais recevoir de nouvelles », déplore Martin Mercier.
Ce mutisme, qui constitue une mauvaise pratique selon l’expert, peut être toutefois lié à une réelle surcharge. « Quand une entreprise gère 20 postes en même temps et reçoit trois candidatures par poste en moyenne, ça représente 60 suivis à faire », illustre-t-il.
Cependant, les conséquences peuvent être lourdes pour la marque employeur. Tania Saba met en garde contre l’effet amplificateur des plateformes comme Glassdoor.
« Aujourd’hui, un.e candidat.e « ghosté.e » peut facilement partager son expérience et ternir l’image d’une entreprise », souligne la spécialiste qui recommande aux organisations de toujours notifier les candidat.e.s d’un refus, plutôt que de ne plus répondre aux communications.
Un coût direct pour les entreprises
L’impact du « ghosting » ne se limite pas à l’estime des candidat.e.s : 75 % des employeurs estiment que ces disparitions leur coûtent jusqu’à la moitié de leur budget de recrutement, selon Indeed Canada.
Les causes de cette perte sont multiples :
- Un allongement des délais d’embauche, qui oblige les recruteurs à relancer un processus à zéro et à mettre une pression sur le personnel probablement en sous-effectif.
- Une charge administrative accrue, due aux multiples candidatures et entretiens à reprendre.
« Quand un employeur sélectionne une personne, ce n'est pas un choix anodin. Il ou elle a coché toutes les cases : compétences, personnalité, compatibilité avec l’équipe, etc. Alors, si cette personne disparaît sans prévenir, c’est un coup dur : c’est du temps, des ressources perdues et il faut tout recommencer »
- Martin Mercier
Comment limiter le « ghosting » durant le recrutement ?
Face à ce phénomène, quelles actions peuvent être mises en place pour limiter ces disparitions silencieuses ?
Du côté des employeurs : adopter de meilleures pratiques
Communiquer clairement et régulièrement
Tania Saba insiste : « informer la personne de son rejet ne prend que quelques minutes. Cela témoigne d’un minimum de respect et renforce l’image de l’entreprise ». De plus, au début du processus, « l'employeur peut clairement informer le.la candidat.e des étapes du recrutement à venir, s'assurer qu'il les comprend et lui offrir la possibilité de décliner si nécessaire », ajoute-t-elle.
Aïcha Soulières alerte sur la nécessité de la transparence de la part des recruteurs qui « doivent arrêter de vendre du rêve aux candidat.e.s et donner l'heure juste. Les candidat.e.s ne sont pas dupes et un message qui sonne faux entache la relation de confiance dès le départ. »
« Le processus est bidirectionnel : les entreprises s'informent pour savoir si profils répondent à leurs besoins, mais les personnes en recherche aussi cherchent un employeur qui correspond à leurs valeurs et attentes. »
- Aïcha Soulières
Ne pas négliger l’expérience candidat
« Un suivi rigoureux et une relation de confiance dès le départ permettent de réduire les coupures de contact », rappelle Aïcha Soulières.
De plus, l’experte relève qu’un bon recrutement ne s’arrête pas à l’embauche. « Une personne qui décroche un poste, mais ne se sent pas accueillie dès le départ peut aussi disparaître avant même son premier jour de travail voire au cours de la première journée », avertit-elle.
Du côté des candidats : favoriser la transparence
- Oser dire non au lieu d’ignorer
« Certain.e.s candidat.e.s se sentent peu valorisé.e.s, ils et elles savent qu’ils et elles auraient dû prévenir, mais repoussent et finissent par ne rien dire », constate M. Mercier. - Maintenir une réputation professionnelle
« Ghoster une entreprise peut fonctionner une fois ou deux, mais à terme, cela peut venir compromettre les orientations professionnelles des candidat.e.s. Il est important de maintenir une bonne réputation afin de maximiser sa chance d’embauche et de réussite », prévient Sacha Oropeza. - Exprimer ses doutes plutôt que disparaître
« Un climat de communication sain réduit le silence radio », conclut M. Mercier.
Soigner la réputation de l’entreprise
« Une personne qui a été traitée équitablement lors d’un processus de recrutement, même si le résultat n’a pas été celui attendu, peut revenir plus tard ou recommander l’entreprise à son réseau, précise Tania Saba. À l’inverse, un.e candidat.e ignoré.e pourrait nuire à votre réputation à long terme. »
Afin de limiter la généralisation d’un tel phénomène désagréable, il n’y a pas de secret. Pour Aïcha Soulières, il faut avant tout recréer du lien. « Un bon recrutement, ce n’est pas juste une embauche : c’est un processus humain où chaque échange compte et fait une différence », conclut-elle.
En encourageant l'honnêteté et en communiquant de manière proactive sur les attentes et les étapes, recruteurs et candidat.e.s peuvent contribuer à un marché du travail plus respectueux, efficace, et définitivement moins anxiogène !