Recruter des profils atypiques pour enrichir la main-d'œuvre

Les spécialistes RH le répètent souvent : trouver la perle rare ne se résume pas à cocher des cases. Pourtant, dans un contexte de rareté de main-d’œuvre et de transformation des attentes professionnelles, de nombreux candidat.e.s continuent d’être écarté.e.s en raison d’un parcours jugé moins conventionnel.
Pas le bon diplôme, trop de changements de postes, une pause jugée trop longue entre deux emplois, etc. Et si ces écarts étaient, au contraire, porteurs de richesse ?
Quand le CV ne rentre pas dans les cases
Les parcours professionnels sont désormais multiples. Reprises d’études, pauses assumées, reconversions ou projets entrepreneuriaux : la linéarité n’est plus la norme.
Selon Statistique Canada (2024), près de 44 % des travailleur.euse.s occupent leur emploi actuel depuis moins de cinq ans (un chiffre à nuancer selon l’âge), ce qui reflète une mobilité croissante dans plusieurs secteurs.
Des parcours moins linéaires, mais de plus en plus répandus
Marie-Gabrielle Coulombe, experte en recrutement et cofondatrice de La Boutique RH, rappelle qu’un choix d’orientation fait à 16 ou 17 ans ne peut figer toute une carrière. « Beaucoup de personnes finissent par faire autre chose que ce pour quoi ils et elles ont étudié, et c’est normal. »
Elle constate également que les nouvelles générations recherchent davantage du sens que de la stabilité à tout prix. « La stabilité n’a plus le même sens aujourd’hui. »
Cette tendance se confirme dans les données : selon Statistique Canada, environ 35 % des jeunes ayant amorcé des études postsecondaires peu après le secondaire avaient changé de trajectoire professionnelle à 25 ans
Et cette diversification des parcours touche aussi les profils les plus diplômés. En 2024, 14 % des finissant.e.s collégiaux détenaient déjà un baccalauréat ou un diplôme universitaire supérieur (StatCan). Reprendre des études pour se réorienter devient une démarche de plus en plus fréquente.
Une sélection qui laisse peu de place à l’écart
« Il y a quelques années encore, si un CV ne correspondait pas à la lettre à ce qui était demandé, la candidature était rejetée », témoigne Marie-Gabrielle Coulombe, en évoquant certaines pratiques toujours d’actualité dans les grandes organisations.
Les outils numériques renforcent d’ailleurs cette mécanique. Les systèmes de gestion des candidatures (ATS), utilisés pour filtrer automatiquement les CV, s’appuient souvent sur des critères standardisés. « Dès qu’un cheminement sort du cadre habituel, la candidature risque de passer à côté, surtout avec les logiciels de tri automatisé », observe Yoan Béraud, directeur adjoint chez Objectif Emploi.
Résultat : des personnes qualifiées, résilientes et polyvalentes sont écartées avant même d’avoir pu faire valoir leurs aptitudes.
Ce fonctionnement standardisé empêche non seulement de percevoir la richesse des parcours atypiques, mais prive aussi les entreprises de talents aux profils diversifiés, souvent porteurs d’expériences, d’autodidaxie et d’adaptabilité, selon l’expert.
Derrière chaque « trou », une histoire
L’absence d’emploi durant quelques mois — voire quelques années — suscite encore la méfiance chez les employeurs.
Pourtant, ce que l’on appelle communément un « trou » dans le CV correspond souvent à un moment de vie significatif : congé parental, épuisement professionnel, maladie, retour aux études, proche aidance, réorientation ou formation. Des pauses choisies ou subies, mais rarement vides de sens !
« Le réflexe naturel, c’est de demander pourquoi il y a un trou dans le CV. Mais il faut faire très attention à ne pas être intrusif. Ce qui compte, c’est de comprendre les compétences, les habiletés, la tendance du parcours », souligne Denis Morin, professeur à l’UQAM spécialisé en gestion des ressources humaines.
Il invite ainsi les employeurs à dépasser l’analyse strictement chronologique pour comprendre la dynamique globale du parcours.
« Une simple phrase en début de CV peut donner une logique au parcours inhabituel et influencer positivement la lecture du recruteur »
- Yoan Béraud
Ce que les parcours atypiques apportent vraiment en entreprise
Ces trajectoires déjouent les attentes classiques, mais elles traduisent souvent une forme d’intelligence contextuelle : la capacité à s’ajuster rapidement à des environnements variés, à jongler avec l’incertitude et à mobiliser des ressources différentes selon les situations.
C’est ce que constate Yoan Béraud : « J’ai un candidat qui avait travaillé longtemps dans la restauration, puis dans l’événementiel. Il a appliqué pour un poste en administration. Sur papier, ça ne collait pas. Mais il avait une rigueur folle, une gestion du stress impeccable et une capacité d’anticipation qu’on ne voit pas souvent. »
Pour l'expert, cette faculté d’adaptation, acquise par nécessité, s’avère précieuse dans des environnements professionnels instables ou en transformation.
Marie-Gabrielle Coulombe observe aussi une grande faculté d’intégration chez ces employé.e.s qui ont moins peur du changement. « Ces candidat.e.s ont dû apprendre à s’intégrer vite et bien à des environnements variés »
« Entre 20 et 35 ans, la majorité des gens ont fait plusieurs boulots très différents. Même quand ce n’est pas directement lié au poste recherché, ça amène autre chose : un regard neuf et des compétences transversales », renchérit Yoan Béraud.
« Je ne crois pas au.à la candidat.e qui aurait les 5 000 qualités exactes recherchées sur une fiche de poste. Ce sont des humains. Même le recruteur ne les a pas. »
- Denis Morin
Revoir les critères de recrutement pour élargir le regard
Pour les gestionnaires et les équipes RH, il ne s’agit pas de « faire une faveur » aux profils atypiques, mais de reconnaître qu'ils font désormais partie intégrante du marché de l’emploi, et enrichissent les équipes.
« Je connais un bon nombre des gestionnaires qui embauchent des profils atypiques et qui ne le regrettent absolument pas ! », constate Marie-Gabrielle Coulombe.
L’experte se souvient d’un recrutement d’adjointe exécutive où le pari s’est révélé gagnant. « La candidate n’avait aucune expérience à ce titre, mais en tant qu’ex-entrepreneure, elle comprenait exactement les besoins d’une présidente. Elle avait démontré une excellente capacité à jongler avec de multiples tâches, de manière proactive. »
Au-delà du CV, c’est le « coup de cœur professionnel à l’entrevue » qui a convaincu l’employeuse de lui donner sa chance.
Autre cas marquant : un petit cabinet comptable à la recherche d’un.e expert.e agréé.e dans un contexte de forte concurrence. « Le cabinet a misé sur une personne sans expérience en cabinet, mais qui avait démontré une réelle motivation et un grand appétit pour l’apprentissage », raconte-t-elle.
Afin de ne plus fermer la porte aux profils moins traditionnels, la première étape consiste à clarifier les exigences réelles du poste. « Il faut se demander ce qui est vraiment essentiel pour le poste. À quoi tient-on vraiment ? », interroge Denis Morin.
Diplômes, années d’expérience, maîtrise linguistique : autant de critères souvent mobilisés par automatisme, sans lien direct avec les responsabilités concrètes.
Lire entre les lignes des parcours professionnels
Lire un CV atypique demande de la curiosité, de l’attention et un effort d’analyse.
« Être recruteur, c’est aussi être capable de lire entre les lignes. »
- Marie-Gabrielle Coulombe
Mme Coulombe donne l’exemple d’une candidate dont le CV mentionnait un emploi de réceptionniste dans un centre sportif. En creusant, elle découvre que la personne gérait aussi la comptabilité, les horaires, l’organisation d’événements. « Ce n’était pas écrit sur le CV, et pourtant ! Il faut aller chercher ces infos-là », souligne-t-elle.
Une lettre d’intention, même brève, permet aussi de cerner un parcours moins traditionnel. Ce texte peut servir de fil conducteur, contextualiser un détour ou souligner des compétences transférables que le CV ne met pas en valeur, insiste Yoan Béraud.
Enfin, l’entretien d’embauche représente une étape clé pour accueillir les singularités avec bienveillance. Il ne s’agit pas de mettre en doute, mais de comprendre. « On peut demander pourquoi il y a un trou dans le CV ou encore un changement de domaine, mais il faut le faire avec tact et respect », précise la spécialiste.
À ce sujet, Denis Morin propose aux recruteurs de garder une approche respectueuse, par exemple : « Vous êtes libre de répondre ou non. Le fait de ne pas répondre n’aura pas d’impact sur le processus de sélection. »
« Ce n’est pas parce qu’un parcours est atypique qu’il est moins valable. Il faut regarder ce que les gens peuvent apporter en termes de savoir-faire et que ça cadre avec la culture et les besoins de l’organisation »
- Denis Morin
Enfin, les entreprises peuvent s’appuyer sur les agences ou les professionnel.le.s du recrutement afin de considérer sur une variété de profils.
« On est les yeux et les oreilles des employeurs, résume Marie-Gabrielle Coulombe. On est là pour faire voir les choses autrement. On prend le temps d’analyser un parcours, de comprendre les compétences transférables, même quand ce n’est pas évident au premier regard. »
Une main-d'œuvre hétérogène au service du succès collectif
Les CV atypiques dérangent parce qu’ils ne cochent pas toutes les cases. Mais c’est précisément ce qui en fait leur force. Ils racontent autre chose : des compétences construites hors des sentiers balisés, une capacité à se réinventer dans des contextes variés.
Ces personnes permettent de bâtir des équipes plus diverses, plus agiles et plus humaines, comme le rappelle Denis Morin. Faire place aux parcours atypiques, ce n’est pas diluer les exigences, au contraire, c’est élargir la représentativité des compétences au sein du personnel.
Et, comme le dit Yoan Béraud, « il faut faire confiance à l’humain derrière le CV ».