Personne ne veut devenir gestionnaire
Auteur.e
Élodie Leman, rédactrice
chez Pratiques RH
De plus en plus de professionnel.le.s refusent les postes de gestion. Autrefois perçu comme un passage obligé vers le succès, ce rôle séduit beaucoup moins aujourd’hui. Annie Boilard, CRHA, met en garde : « Une entreprise qui n’est pas capable de pourvoir ses postes de gestion démontre un problème de santé organisationnelle. » Les organisations doivent donc repenser l’attractivité de la fonction et imaginer d’autres modèles de progression.
Comprendre le désintérêt : un rôle exigeant et moins valorisé
Si les postes de gestion séduisent moins qu’autrefois, c’est que leur réalité quotidienne ne correspond plus aux aspirations actuelles. Loin d’être uniquement une question de génération, ce désintérêt s’explique aussi par la complexité grandissante du rôle, la charge psychologique qu’il implique et la rupture qu’il impose avec l’expertise de terrain.
Charge mentale et perte d’expertise
La dimension humaine, souvent sous-estimée, représente un véritable défi. « Pour moi, être gestionnaire, c’est beaucoup plus du savoir-être que du savoir-faire. Gérer des personnes, c’est aussi accepter une certaine charge mentale, et d’imprévisibilité », affirme Érika Laplante, CRHA. Beaucoup craignent aussi de « perdre l’aspect technique qu’ils aiment » pour se retrouver « dans des journées de rencontres de 8 à 4 ».
« Devenir gestionnaire suppose un deuil de l’expertise », rappellent Nicolas Sève et Dominic Migneault, professeurs à HEC et dirigeants de C3PH. Plusieurs se retrouvent malgré tout à « porter deux chapeaux : celui d’expert et celui de gestionnaire », une double responsabilité difficilement tenable.
Reconnaissance inégale et isolement
À la perte de prestige s’ajoute un déséquilibre dans la reconnaissance. « On demande constamment aux gestionnaires de donner de la reconnaissance. Mais qui en donne aux gestionnaires ? Très peu », observent Nicolas Sève et Dominic Migneault. Une promotion à l’intérieur d’une équipe change aussi les relations : « on devient soudain le patron ou la patronne de ses anciens collègues », une bascule qui accentue l’isolement. Ce manque de soutien symbolique et relationnel fragilise la motivation et renforce l’image d’un rôle solitaire.
Ces fragilités vécues au quotidien par les gestionnaires se répercutent directement sur la dynamique organisationnelle.
Les conséquences organisationnelles
Le désintérêt pour les postes de gestion entraîne des répercussions concrètes sur la santé organisationnelle. Moins de candidatures, des postes vacants et des équipes sans repères fragilisent la performance et la cohésion.
Des postes vacants et une relève fragile
Selon une étude de Carrefour RH, entre un tiers et la moitié des équipes ne souhaitent pas accéder à la gestion. Annie Boilard illustre l’ampleur du phénomène : « il y avait 24 000 postes de gestion à combler au Québec durant la pénurie », une situation qui a mené à des équipes autogérées ou confiées à des gestionnaires intérimaires, souvent sans ressources RH pour les soutenir.
Santé psychologique et pression accrue
La rareté de gestionnaires disponibles pèse directement sur celles et ceux qui occupent déjà ces postes. Nicolas Sève et Dominic Migneault rappellent qu’ « en gestion, tu es évalué.e sur des objectifs que tu ne contrôles pas à 100% ». Cette perte de maîtrise génère une pression constante. Beaucoup « gardent tout à l’intérieur — filtrer, ne pas tout laisser paraître — et ça pèse sur la santé mentale ». Les exigences croissantes en matière de disponibilité, d’écoute, de gestion de conflits et de performance contribuent à l’épuisement et à l’érosion de l’attrait du rôle.
Générations ou contexte ?
Si la charge mentale explique une partie du désintérêt, il ne faut pas réduire le phénomène à une affaire de générations. « Ce n’est pas seulement une question de Génération Z, mais aussi de contexte socio-économique », rappellent Nicolas Sève et Dominic Migneault. En période de chômage bas, les professionnel.le.s peuvent se permettre de refuser un rôle peu attrayant, alors qu’en contexte plus incertain, les mêmes postes sont acceptés plus facilement.
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Les données récentes montrent toutefois que les aspirations des jeunes pèsent dans la balance. Selon des études de Robert Walters et de HCA Mag :
- 57 %des personnes de la Génération Z au Canada ne veulent pas devenir gestionnaires intermédiaires ;
- 60 % privilégient une progression individuelle plutôt qu’un poste de supervision.
« La gestion, c’est un sport solo et de plus en plus, les nouvelles générations aiment travailler en équipe »
- Annie Boilard
Explorer des alternatives à la promotion « par défaut »
Face à la réticence envers les postes de gestion, plusieurs organisations cherchent à diversifier les parcours. L’objectif : reconnaître l’expertise et l’engagement autrement que par l’accès à un rôle hiérarchique.
Chemins experts et progression technique
De plus en plus d’organisations cherchent à offrir d’autres voies d’avancement. Pour Érika Laplante, il est essentiel de valoriser les expertises sans imposer la gestion comme unique étape de progression : « C’est plus facile de former quelqu’un qui a déjà les compétences humaines à devenir plus technique, que l’inverse. »
Pour répondre à la crainte de perdre l’expertise, certaines entreprises développent désormais des parcours techniques qui permettent de progresser et d’être reconnu.e, sans devoir encadrer une équipe.
Rôles hybrides et clarification des responsabilités
Certaines personnes appelées à évoluer professionnellement ne souhaitent pas nécessairement encadrer une équipe. Érika Laplante insiste sur la nécessité de bien distinguer les fonctions : « Certaines personnes veulent bien gérer des mandats, mais pas faire des rencontres individuelles ou des évaluations de rendement. »
Cette différenciation évite d’imposer une vision unique de la progression. Nicolas Sève et Dominic Migneault soulignent d’ailleurs que « plusieurs refusent un poste de gestion par crainte de ne pas être à la hauteur », un frein qui pourrait être levé en proposant des rôles intermédiaires ou des responsabilités limitées.
Coaching, mentorat et outillage
Tous les experts s’entendent : le manque d’accompagnement décourage les candidatures. « Si l’organisation n’offre ni formation, ni mentorat, ni coaching, les gens ne veulent pas se jeter dans la gueule du loup », note Érika Laplante.
Lorsqu’un soutien structuré est présent, le regard change complètement.
L'experte en a fait l’expérience : « dans mon ancienne entreprise, on avait mis en place du coaching, du mentorat, des formations et des outils pratiques - comment mener sa première rencontre d’équipe, comment faire un suivi individuel, etc. Ça change tout ».
« La première chose que les entreprises doivent faire, c’est écouter et supporter les gestionnaires en place. Trop souvent, on remet en question leur parole plutôt que de les accompagner. »
- Annie Boilard
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Repenser le rôle de gestionnaire
Si la fonction perd de son attrait, c’est aussi parce qu’elle repose encore trop souvent sur des modèles traditionnels. Pour susciter de nouvelles vocations, il faut redonner du sens à la gestion.
Du contrôle au coaching
Le temps du gestionnaire qui centralise les décisions et contrôle chaque détail s’essouffle. Nicolas Sève et Dominic Migneault observent que « on sort de “command & control” pour aller vers une posture coach : créer les conditions, déléguer, partager le fardeau ».
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Rétroaction « 3D »
Pour les mêmes experts, la rétroaction devrait circuler dans toutes les directions : descendante, ascendante et horizontale. « On l’observe peu, et pourtant ça humaniserait le rôle », soulignent-ils.
L’IA comme alliée
L’avenir du rôle pourrait aussi passer par les technologies. Annie Boilard imagine « un poste de gestion de demain qui utilisera beaucoup l’intelligence artificielle pour la coordination », libérant ainsi du temps pour l’accompagnement humain, la détection des signaux de stress et la qualité du climat de travail.
Préparer la relève autrement
Attirer de nouvelles personnes vers la gestion suppose aussi de revoir la façon dont elles sont sélectionnées et intégrées. Trop souvent, la promotion se fait par défaut, sans réelle préparation.
Former avant le jour 1
Pour Nicolas Sève et Dominic Migneault, la préparation doit « commencer avant le jour 1 », par un accompagnement en amont et à une communication transparente auprès de l’équipe.
« On ne confierait pas un rôle de médecin ou de comptable à quelqu’un non formé. Pourtant, on le fait encore avec les gestionnaires. »
- Nicolas Sève et Dominic Migneault
Fixer des attentes réalistes
La clarté des attentes constitue un autre levier essentiel. Érika Laplante estime qu’il faut « dédramatiser le rôle » et montrer aux futur.e.s gestionnaires qu’ils disposent d’une réelle influence sur les décisions.
Trajectoires et modèles de carrière
Repenser la progression professionnelle implique aussi d’élargir la notion même de la réussite. La gestion ne peut plus être la seule voie valorisée : d’autres parcours existent et méritent d’être reconnus.
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Diversifier les parcours
Nicolas Sève et Dominic Migneault rappellent les quatre trajectoires décrites par Brousseau :
- L’expert,
- La carrière linéaire,
- La spirale
- Le transitoire.
Selon leurs observations, les parcours en spirale et transitoire prennent de plus en plus de place, signe que les professionnel.le.s aspirent à alterner les expériences ou à changer de direction au fil de leur vie professionnelle.
Deux modèles inspirants
Pour ces mêmes experts, deux figures incarnent la diversité des réussites possibles : « celui ou celle qui réalise que la gestion ne l’épanouit pas et ose revenir à son métier » et « celui ou celle qui assume la gestion par passion pour l’humain et se donne les moyens de réussir ».
Ces exemples rappellent que la réussite ne passe pas par une trajectoire unique, mais par la cohérence entre les aspirations personnelles et le rôle occupé.
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