La solitude au travail : un sujet invisible, mais essentiel

Auteur.e
Élodie Leman, rédactrice
chez Pratiques RH

La solitude au travail ne touche pas seulement le télétravail. Elle s'immisce aussi dans les bureaux, les usines et les commerces, au cœur même des activités quotidiennes. Selon un sondage Léger, 15 % des personnes en présentiel se sentent seules et isolées. Le phénomène est particulièrement marqué chez les 18-34 ans, souvent faute de lien amical avec leurs collègues .
Manque d'appui, ambiance tendue ou absence de liens solides expliquent en partie ce paradoxe : être entouré.e n'empêche pas de se sentir seul.e. Un enjeu qui interpelle autant la santé psychologique que la performance des organisations.
Comprendre la solitude au travail
Derrière ce mot se cachent des réalités nuancées. La solitude ne se vit pas de la même manière selon les individus et les contextes.
Une expérience subjective, différente de l'isolement
La solitude au travail ne dépend pas du nombre de collègues, mais relève avant tout d'un vécu intérieur.
Pour Marie-Hélène Gilbert, professeure en psychologie du travail à l'Université Laval, « la solitude, c'est une expérience psychologique subjective : la perception d'un manque dans les relations sociales ». « Ce manque peut se manifester par une faible connexion émotionnelle ou par l'absence de camaraderie au quotidien. »
Cette dimension la distingue de l'isolement, qui est observable et objectif. Josée Blondeau, psychologue spécialisée en santé psychologique au travail, rappelle qu'« il y a une distinction importante à faire entre la solitude et l'isolement : est-ce que je sens que je subis le fait d'être seul.e ou que je la choisis ? ». La solitude peut alors devenir une source de ressourcement, tandis que l'isolement est synonyme de souffrance, explique-t-elle.
Elle ajoute que ce paradoxe est accentué par notre époque : « nous sommes dans un moment de l'histoire de l'humanité où l'on n'a jamais eu autant de moyens pour être en contact avec les autres, mais, paradoxalement, jamais autant de gens ne se sont sentis seul.e.s. »
Richard Marcotte, Psychologue organisationnel, abonde dans le même sens en soulignant le rôle des perceptions. À ses yeux, « la solitude au travail est un sentiment, un mélange d'émotions et de rationalisation », parfois fidèle à la réalité, parfois déformé.
Solitude choisie, solitude subie
Pour Marie-Hélène Gilbert, le retrait social volontaire n'est pas forcément un problème. « Le retrait social volontaire est un choix. Je limite mes interactions pour préserver mon énergie ou maintenir mon équilibre. Comme je garde un sentiment de contrôle, c'est moins délétère et ça peut même être positif. » Cette solitude choisie peut d'ailleurs soutenir la créativité ou la concentration.
Richard Marcotte nuance toutefois que ce retrait n'est bénéfique que lorsqu'il s'inscrit dans les réalités du poste occupé.
« Il y a une solitude adaptée et une solitude inadaptée. Une solitude assumée peut être bénéfique, mais encore faut-il qu'elle corresponde aux exigences du poste. »
- Richard Marcotte
À l'inverse, lorsque la solitude est subie, elle s'apparente davantage à un sentiment de rejet. Selon lui, c'est alors qu'elle devient une source de détresse au travail.
Les causes de la solitude au travail
La solitude peut émerger même dans un milieu animé et fréquenté. Elle découle souvent de la façon dont les tâches sont organisées, de la culture de l'entreprise et des profils individuels.
Des milieux cloisonnés et compétitifs
Certaines cultures d'entreprise amplifient le sentiment d'isolement. Marie-Hélène Gilbert souligne que dans des milieux marqués par la compétition individuelle, les occasions de collaboration s'amenuisent et les liens sociaux se fragilisent. Richard Marcotte observe la même dynamique : « Quand une culture organisationnelle valorise la compétition individuelle, on observe plus d'isolement. À l'inverse, la collaboration et la reconnaissance collective réduisent la solitude au travail. »
Dans des environnements comme la vente, où la performance personnelle est constamment mise en avant, l'isolement devient encore plus prononcé.
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Des profils et contextes à risque de solitude
Certaines fonctions exposent particulièrement à la solitude. « Les gestionnaires se sentent souvent seul.e.s en raison de leurs responsabilités », constate Marie-Hélène Gilbert. Leur charge de travail les prive parfois de moments sociaux essentiels, comme aller dîner avec leur équipe. Elle rappelle aussi que les professionnel.le.s RH, surtout dans les petites organisations, se retrouvent fréquemment isolé.e.s dans leur rôle.
Richard Marcotte ajoute que des caractéristiques individuelles peuvent accentuer le décalage. Les personnes très perfectionnistes ou issues d'un autre milieu culturel risquent de se sentir seules dans leur façon de travailler, même si leur volonté d'intégration est réelle.
Josée Blondeau met en lumière une autre réalité : les personnes introverties ou neurodivergentes ne puisent pas leur énergie de la même manière dans les interactions sociales. Elle raconte le cas d'un employé en TI sur le spectre de l'autisme dont les collègues, une fois sensibilisés à ses particularités sociales, ont changé leur regard. Ce simple ajustement a permis de transformer une source d'isolement en reconnaissance de ses compétences.
Le masque de solidité
À ces facteurs s'ajoute la pression de paraître toujours fort.e. Josée Blondeau explique que les gestionnaires et les professions d'aide portent souvent un « masque » de solidité.
« Je me méfie bien plus de celui ou celle qui se montre invincible que de celui qui est capable de dire : « Je trouve ça difficile en ce moment. »
- Josée Blondeau
Cette posture les empêche d'exprimer leur vulnérabilité et les enferme dans une solitude silencieuse. Elle se souvient d'un gestionnaire extrêmement apprécié, attentif aux autres mais incapable de parler de ses propres difficultés, qui a mis fin à ses jours. Pour elle, cet exemple tragique illustre les dangers d'une culture qui valorise uniquement la performance et le contrôle de soi.
Les impacts de la solitude sur la santé et l'organisation
La solitude vécue au travail n'est pas un simple inconfort passager. Lorsqu'elle s'installe, elle affecte à la fois la santé psychologique des individus et la dynamique collective des équipes.
Des risques psychologiques majeurs
Selon Marie-Hélène Gilbert, les relations sociales répondent à un besoin psychologique fondamental. Lorsqu'il n'est pas comblé, les conséquences sont sérieuses : « Les risques augmentent : stress, anxiété, détresse, dépression, baisse de motivation, épuisement professionnel . » Josée Blondeau rappelle que la recherche scientifique associe même la solitude chronique à des effets comparables à des comportements à risque. Elle cite une étude de Holt-Lunstad qui conclut que « la solitude chronique équivaut, en termes de risque de santé, à fumer 15 cigarettes par jour ».
Le sondage Léger quant à lui, souligne aussi que même les employé.e.s en présentiel ne sont pas épargné.e.s : 15 % d'entre eux rapportent se sentir seul.e.s, citant la mauvaise ambiance (21 %) ou le manque de soutien de leur supérieur.e (11 %).
Des effets concrets au quotidien
Le vécu de la solitude se traduit aussi dans les comportements. Marie-Hélène Gilbert note que certaines personnes se retirent progressivement, participent moins aux activités, semblent plus anxieuses ou démotivées, prennent leurs décisions seules ou s'absentent davantage. Richard Marcotte va dans le même sens en soulignant que le sentiment de rejet est particulièrement destructeur : il se retrouve au cœur de nombreux cas de harcèlement et alimente des symptômes émotionnels et physiques.
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Une atteinte à la performance collective
Au-delà des individus, la solitude fragilise l'organisation. Elle entraîne « moins de cohésion d'équipe, moins de confiance, un climat plus tendu, moins d'innovation, des décisions prises en silo, et ultimement plus de roulement de personnel », observe Marie-Hélène Gilbert.
Josée Blondeau rappelle pour sa part l'importance des relations interpersonnelles dans l'engagement. Citant les travaux de Gallup, elle souligne que « les employé.e.s qui affirment avoir un.e meilleur.e ami.e sont sept fois plus enclin.e.s à être engagé.e.s dans leur emploi ». Pourtant, peu d'entre eux.elles déclarent bénéficier de ce soutien.
LES TRAVAUX DE GALLUP
Les enquêtes internationales menées par Gallup portent depuis plus de 20 ans sur l'engagement des équipes. L'une de leurs conclusions phares est que les relations interpersonnelles jouent un rôle central dans la mobilisation. Selon ces recherches, les personnes qui déclarent avoir un.e « meilleur.e ami.e » au travail sont sept fois plus susceptibles d'être engagées dans leur emploi. Pourtant, seule une minorité d'employé.e.s affirme bénéficier de ce type de lien de proximité.
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Des pistes pour réduire la solitude
Si la solitude au travail peut fragiliser, elle n'est pas une fatalité. Les expert.e.s interrogé.e.s insistent sur l'importance d'agir autant sur la culture organisationnelle que sur les pratiques quotidiennes pour prévenir l'isolement.
Le rôle de la culture organisationnelle
Marie-Hélène Gilbert rappelle que la culture d'entreprise influence fortement l'expérience des employé.e.s : une organisation qui valorise la collaboration réduit la solitude, alors qu'un environnement centré sur la compétition individuelle l'accentue. Richard Marcotte souligne l'importance d'établir des règles claires de civilité et des politiques de prévention du harcèlement, car ces mécanismes protègent contre les vecteurs d'isolement. Il insiste aussi sur l'importance d'un team building (activités de consolidation d'équipe) pensé comme une démarche continue.
« Le team building, ce n'est pas un feu de camp une fois par an. C'est une démarche pour identifier ensemble les facteurs d'isolement et bâtir un contrat d'équipe renouvelé. »
- Marie-Hélène Gilbert
Josée Blondeau illustre cet enjeu par l'exemple de Défi Polytex, à Sherbrooke, qui embauche exclusivement des personnes vivant avec un handicap, une déficience intellectuelle ou une neurodivergence. « Leur entreprise devient leur communauté », observe-t-elle, rappelant qu'une culture inclusive peut transformer le travail en véritable lieu d'appartenance.
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Créer des espaces de dialogue et d'authenticité
Les trois spécialistes s'entendent sur l'importance de multiplier les occasions d'échanges sincères. Marie-Hélène Gilbert suggère d'intégrer des questions sur la solitude dans les sondages internes et de favoriser des moments informels comme les cafés d'équipe. Elle souligne aussi la valeur du codéveloppement, qui permet à chacun.e de partager ses préoccupations et de repartir avec le soutien du groupe.
Josée Blondeau met en avant des pratiques simples mais efficaces, comme ces groupes de médecine familiale qui se réunissent une fois par mois autour d'une seule question : « Comment ça va ? ». Selon elle, ce type d'espace permet de briser l'isolement en offrant la possibilité d'être entendu.e, même sans obligation de parler. Elle rappelle que le simple fait de savoir qu'on peut compter sur ses collègues, même sans utiliser ce soutien, réduit déjà beaucoup le sentiment de solitude.
Une responsabilité partagée
La prévention de la solitude ne repose pas uniquement sur l'organisation. Marie-Hélène Gilbert insiste sur le rôle actif des gestionnaires, qui doivent poser des questions et créer un climat de confiance. Mais elle rappelle aussi que « les individus sont responsables d'identifier leurs besoins psychologiques et de chercher des moyens d'y répondre ».
Richard Marcotte ajoute que les équipes ont elles aussi un rôle à jouer : en repérant la détresse d'un.e gestionnaire ou d'un.e collègue, elles peuvent contribuer à ouvrir la discussion et à soutenir la personne concernée. Pour Josée Blondeau, l'essentiel est de créer des environnements où la vulnérabilité peut être exprimée sans crainte, car c'est souvent le premier pas pour réduire la solitude.
La solitude au travail est une expérience complexe, qui peut se vivre même au cœur d'un collectif. Choisie, elle soutient la créativité ; subie, elle devient une source de souffrance. Sa prévention repose sur la reconnaissance des besoins psychologiques, la qualité des relations et des actions organisationnelles concrètes. L'enjeu de fond reste le même : bâtir des cultures inclusives, collaboratives et humaines.
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