Syndrome du super héros chez les entrepreneurs : des solutions quand rien ne va plus
Bon nombre d’employeurs sont encore aux prises avec le syndrome du super héros axé sur la performance et cet esprit de sacrifice pour sauver l’entreprise. En cas de difficultés, ces piliers de notre économie souffrent en silence. Explications sur ce phénomène et les solutions pour leur venir en aide.
« Chaque entrepreneur.e vit à un moment donné, une situation stressante qui affecte son énergie. Au Québec, il existe des programmes pour augmenter la productivité, la technologie, l’innovation, mais rien pour les supporter sur le plan psychologique »,déplore Éric Dufour, vice-président, associé – Conseil en transformation des affaires, Raymond Chabot Grant Thornton et animateur du webinaire sur la santé globale, organisé au printemps dernier par la FCCQ. Ce jour-là, les participant.e.s dont l’auteure de ces lignes ont entendu des témoignages saisissants de gens d’affaires qui ont traversé une tempête semblable à un tsunami.
Un chiffre d’affaires qui s’effondre en un claquement de doigts
Parmi eux, Tommy Roberge, le président d’Escaléra, une compagnie de construction florissante de Montréal qui a décidé de s’établir en Alberta avec sa famille. Son intention était de percer le marché de l’Ouest et d’offrir à ses enfants l’occasion de devenir bilingues.
Deux mois après son départ du Québec, M. Roberge apprend que son associé l’a floué financièrement. Durant des mois, il se démène comme un diable dans l’eau bénite. « Je voulais sauver l’entreprise, confie-t-il, la voix enrouée par l’émotion. Je passais 3 semaines ici et une autre en Alberta. Ma fille m’en a tellement voulu qu’elle a cessé de me parler durant 3 ans. »
Entretemps, son chiffre d’affaires périclite de 12 M$ à 2,5 M$. Épuisé, le Montréalais songe même au suicide. « Finalement, j’ai pensé à mes enfants et cela m’a ramené », confie-t-il.
Un courriel, empreint de détresse, alerte un employé de sa banque qui le transmet au Service de police de la ville de Montréal (SPVM). L’arrivée des policiers dans son bureau l’a convaincu de chercher de l’aide. « Dorénavant, le soir, j’arrête de ruminer mes problèmes, raconte-t-il, et au lieu de boire une bière, je sors faire une promenade. »
50 milliards
Les problèmes de santé mentale représentent 50 milliards de dollars à l’économie canadienne en perte de personnel, absentéisme, présentéisme.
54 milliards
En comparaison, le budget québécois du ministère de la Santé au Québec est évalué à 54 milliards $. Cela représente 40 % du budget du Québec.
Pleurer, ça fait du bien quand tout va mal
De son côté, Pierre-Marc Tremblay, propriétaire des restaurants Pacini a vécu un véritable sentiment d’impuissance face à la fermeture de ses établissements durant la pandémie. Ses problèmes financiers l’obligent alors à faire une proposition à ses créanciers.
Sur le plan personnel, M. Tremblay perd sa mère, décédée des suites de la Covid et surmonte un divorce et une maladie. « C’était une suite sans fin de stress, de réactions physiques », confie-t-il. Grâce aux subventions gouvernementales, l’homme d’affaires voit enfin la lumière au bout du tunnel. « J’ai réussi à passer au travers, mais j’ai connu de graves troubles de sommeil. J’ai pleuré comme je n’ai jamais pleuré de ma vie. Cela m’a fait du bien et permis de récupérer. »
Aujourd’hui, Pierre-Marc Tremblay a compris l’importance de penser à sa santé, de bien dormir et de réduire le nombre d’heures au travail.
Durant le webinaire, le PDG de Brault & Bouthillier, Paul Lebrun illustre que la pandémie fut comparable à un triathlon. « La première chose qui me vient en tête, explique-t-il, c’est l’épuisement et la déception. On se retrouve chaque jour à supporter une responsabilité terrible sur les épaules et à se sentir extrêmement seul et laissés à nous-mêmes. »
L’exemple inspirant du SPVM qui vient en aide aux policiers
Au Service de police de Montréal (SPVM), de nombreux policiers ressentent aussi ce sentiment de solitude. Entre 1986 et 1996, 14 d’entre eux se sont enlevé la vie. Un plan d’action axé sur la prévention a été mis en place avec le syndicat et l’équipe de psychologues dirigée par Louis-Francis Fortin.
« Dans les années 2000, la prévention psychologique n’était pas très à la mode. Aujourd’hui, c’est devenu plus tendance. Les gens commencent à en parler, c’est déjà une grosse étape », dit le psychologue et chef de section du programme d’aide au personnel policier au SPVM.
Le plan d’action du SPVM mis en place tient compte de :
1. La création de sentinelles en milieu de travail
Les proches des policiers, soit les gestionnaires, représentants syndicaux ont reçu une formation afin de reconnaître les signes d’une personne en détresse. « Pour prévenir le risque suicidaire, cela prend un réseau de sentinelles, des gens qui sont nos yeux, nos oreilles. Ils détectent que quelqu’un ne va pas bien et lui suggèrent notre service de psychologie », précise Louis-Francis Fortin, lors d’une entrevue dans son bureau entièrement vitré surplombant Montréal.
2. Briser les tabous et la stigmatisation
En 2015, les policiers assistent aux conférences d’une policière ou de l’ancien joueur de football, Étienne Boulay qui ont tous les deux vécu une descente aux enfers. « Le super héros comme les dirigeant.e.s d’entreprise ou les policiers ne se donnent pas le droit à la vulnérabilité », déplore M. Fortin. Pire encore, plusieurs commettent l’erreur de s’isoler. Ces témoignages de résilience permettent de s’identifier à ces gens et surtout, de briser les tabous.
3. Le sentiment d’être enfin compris
Dans le feu de l’action, préoccupé par les autres, l’entrepreneur.e oublie de prendre soin de lui-même. « Une fois par année, nous emmenons les psychologues patrouiller avec les policiers sur le terrain. Nous gardons une relation de proximité avec eux et de cette façon, ils se sentent compris. »
M. Fortin y voit un parallèle avec les entrepreneur.e.s. « Ils sont seuls avec un poids énorme sur leurs épaules. S’ils pouvaient avoir des gens avec qui échanger et partager leur réalité, ce serait peut-être une façon de les aider. »
4. Sentiment de défaitisme
Dans le contexte de récession, de rareté de main-d’œuvre, problèmes d’approvisionnement, les défis sont énormes. « Le plus toxique pour les entrepreneur.e.s, selon M. Fortin, c’est le jugement des pairs. »
Le complexe du super héros, c’est la réussite, la création d’emplois, l’argent. Un stress énorme. Ces personnes créent leur travail, assurent leur survie et leur croissance. Plusieurs ont le sentiment d’être perpétuellement en déficit. « Ces gens ont l’impression de ne jamais donner assez à leur entreprise, à leur travail. Ils se disent : je n’ai pas atteint le sommet que je m’étais promis ni la rentabilité. »
Si un.e dirigeant.e d’entreprise a obtenu un chiffre d’affaires moins élevé en 2022, en contrepartie, la personne a peut-être passé plus de temps en famille. Il suffit parfois de diminuer ses attentes et de voir les perspectives d’un autre œil.
1 Canadien sur 5
En 2016, plus de 7,5 millions de personnes au Canada étaient aux prises avec une maladie mentale courante, soit 1 Canadien sur 5.
7 millions d’adultes
Les maladies et les problèmes de santé mentale sont les principales causes d’invalidité au Canada, touchant près de sept millions d’adultes en âge de travailler.
Résister à cette quête de la perfection chez les entrepreneurs
Le fondateur de Poches et fils et assistant manager chez Crayon 15, Anthony Vendrame avoue lui-même lutter contre le syndrome du super héros. « Je ne crois pas qu’il faille toujours paraître fort, impénétrable. C’estun faux sentiment qu’on se met sur les épaules : par peur d’avoir honte et par peur de l’échec », confie-t-il à Pratiques RH.
À la suite d’un long travail sur lui-même et en thérapie, M. Vendrame admet maintenant qu’il traverse des moments difficiles. « Il faut cesser de jouer à l’autruche, dit-il, et s’enlever cette pression de montrer que tout est beau et parfait. C'est pas vrai pour personne. »
Le psychologue Louis-Francis Fortin souligne qu’il est difficile pour un policier ou un.e dirigeant.e. d’entreprise de demander de l’aide.
33 %
Des entrepreneur.e.s ont indiqué qu’ils parlaient de leur santé mentale et de leur bien-être avec leur entourage selon un rapport de la BDC sur la santé mentale et le bien-être des entrepreneur.es canadien.nes
Soutien psychologique aux entrepreneurs de Shawinigan
Pendant ce temps, la région de Shawinigan est malheureusement secouée par des suicides de gens d’affaires du domaine de la restauration, de l’automobile, connus pour leur réussite.
En juin 2021, la Ville de Shawinigan, le Fonds LaPrade et la SADC ont mis en place un programme de soutien psychologique intitulé Tête Première. Le but : venir en aide à ces dirigeant.e.s aux prises avec l’anxiété, le stress, des symptômes de dépression, épuisement ou relations tendues au travail.
« Un grand nombre de nos sportifs et sportives bénéficient presque tous et toutes d’un.e psychologue. Nos entrepreneur.e.s vivent la même pression de performance et n’ont malheureusement rien », observe Simon Charlebois, directeur général SADC Shawinigan / Fonds LaPrade St-Maurice.
« Pourtant lorsque notre voiture a un problème, illustre-t-il, on va au garage pour la faire réparer. Malheureusement, on ne pense pas assez à investir sur soi. »
Le programme Tête Première se divise en 4 volets
- Promotion de la santé psychologique ciblant les chef.fe.s d’entreprises. En un clic, l’entrepreneur.e. réalise qu’il ou elle peut avoir accès à outils, de l’aide notamment sur le Facebook ou sur le site Web de Tête Première.
- Formation offerte aux professionnel.le.s de la finance, entrepreneur.e.s afin de détecter les signes avant-coureurs d’une personne qui ne va pas bien.
- Accès à des rencontres avec un.e psychologue à faible coût : 25 $ par rencontre. La majorité des participant.e.s ont poursuivi les séances de thérapie.
- Groupe de soutien avec des entrepreneur.e.s qui est animé par une psychologue. Durant ces rencontres tenues au déjeuner, entre 6 à 8 participants discutent de ses enjeux. La psychologue Dr Sara-Maude Joubert les incite à se confier au sujet de la pression de réussir ou encore la peur de décevoir.
Le programme a permis de rejoindre 15 hommes et 7 femmes en 2021-2022. « Ce fut un véritable succès qui répond à un besoin. On pense maintenant à l’élargir aux entrepreneur.e.s de toute la région Mauricie », ajoute M. Charlebois.
Fait intéressant, 4 propriétaires d’entreprises de Shawinigan sont les ambassadeurs et ambassadrices du programme dont France Brisson, une ancienne travailleuse sociale et propriétaire du Saint-Hubert.
60 % se sentent fatigués ou en manque d’énergie
Selon une enquête de la BDC, menée à l’hiver 2022, 60 % des dirigeant.e.s d’entreprise ressentent un sentiment ou manque d’énergie.
Principale source de stress : le flux de la trésorerie
La principale source de stress pour 56 % des entrepreneur.e.s est le flux de la trésorerie communément appelé « cash flow ». Le professeur titulaire à la Chaire de recherche du Canada sur la santé entrepreneuriale, Étienne Saint-Jean note que l’augmentation de l’endettement a un effet néfaste sur l’épuisement, le stress et réduit le bien-être.
Démystifier le complexe du super héros chez les gens d’affaires
Le directeur de la Santé et sécurité au travail à la FCCQ, Marc-André Pedneault estime qu’il faut démystifier le complexe du super héros en affaires.
La société louange la détermination d’une personne qui travaille 100 heures par semaine. Plusieurs ont en tête l’exemple d’Elon Musk qui se vante de dormir au bureau. « Il y a une énorme pression chez les entrepreneur.e.s. Aujourd’hui, les études démontrent l’importance de déconnecter. Le cerveau a besoin de repos et d’équilibre afin d’être performant. »
Lui-même connait bien le programme de soutien psychologique mis en place pour les policiers de Montréal. Un succès imité par des villes de Genève et de l’Ontario.
« Les policiers ont pris conscience qu’il est sain de ventiler en consultant un.e psychologue. Ils ont réussi à déstigmatiser et enlever les tabous liés à la santé mentale », note Marc-André Pedneault.
Vers la quête d’un équilibre : un esprit sain dans un corps sain
« Heureusement, dit-il, on valorise de plus en plus les saines habitudes de vie qui incluent du temps avec les amis, la famille, pratiquer les activités comme la marche, la lecture, l’exercice physique. Bien dormir, bien manger et bouger entre 20 et 30 minutes par jour. »
Un esprit sain dans un corps sain, dit le dicton. Reposé et en forme, l’être humain est capable de mieux gérer son stress, anxiété et tâches à accomplir.
Dans la communauté d’affaires, des président.e.s d’entreprise prennent soin de plus en plus de leur santé. « Le président d’Olympe Pierre Audet participe à des courses, défis de vélos. Il est un bel exemple de leadership et de l’importance de prendre soin de soi », ajoute Marc-André Pedneault qui prône l’importance pour le gouvernement d’investir massivement dans la prévention et le soutien psychologique tout en mettant à l’avant-plan les bonnes habitudes de vie.
Les signes à surveiller quand la santé mentale périclite
1. Le manque de sommeil
56 % des entrepreneur.e.s éprouvent de la difficulté à dormir. Plus de la moitié souffrent d’insomnie et les 2/3 se réveillent au milieu de la nuit, selon l'étude de l'Association canadienne de la santé mentale.
« Si le sommeil est affecté, cela perturbe la concentration, explique le psychologue Louis-Francis Fortin, il peut survenir des oublis importants ou cela devient lourd à prendre une décision. Il s’agit là des premiers signes de l’épuisement. »
2. Irritabilité
C’est la manifestation la plus visible et observable. Notre entourage immédiat nous le fait savoir. « C’est plus acceptable pour quelqu’un de se choquer que de pleurer et craquer », note M. Fortin.
3. Perte ou prise de poids ou autre maux physiques
Le corps réagit en étant en instinct de survie. De plus, le stress se manifeste par des maux au cou, à la mâchoire ou un sentiment de palpitation à la poitrine ou par une pression thoracique ou artérielle élevée.
4. Augmentation de la consommation d’alcool et drogues
Professeur titulaire à la Chaire de recherche du Canada sur la santé entrepreneuriale, Étienne Saint-Jean évalue qu’en période de stress et d’épuisement, les entrepreneur.e.s ont tendance à se tourner vers la consommation de psychotropes ou d’alcool.
De l’avis de tous et toutes, en cas de difficultés, il faut sortir de son isolement et parler de ses problèmes. Les entrepreneur.e.s représentent la colonne vertébrale de l’économie du pays.
Heureusement, selon Les Affaires, le règne du super héros en entreprise tire à sa fin. Maintenant, plus que jamais, ces hommes et ces femmes acceptent de déléguer, de bien s’entourer et de mettre fin à l’isolement et la quête de la performance à tout prix. Peut-être, est-ce le premier pas vers ce précieux équilibre de vie.