Fatigue du « care » : accompagner le personnel sans s’oublier

22-09-2025
Thématiques : Santé et mieux-être  -  Article informationnel
Écouter, rassurer, accompagner… Ces gestes font partie du quotidien des gestionnaires et des équipes RH. Mais quand aider devient trop lourd, comment préserver les personnes qui prennent soin des autres au travail ?
Élodie Leman

Auteur.e

Élodie Leman, rédactrice
chez Pratiques RH

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Surcharge émotionnelle, sentiment d’isolement, besoin constant d’être disponible : autant de signaux souvent banalisés en entreprise. Derrière les fonctions d’accompagnement, une usure bien réelle peut s’installer.  

Comment reconnaître cette fatigue invisible chez les responsables des ressources humaines et de quelles façons outiller les milieux de travail pour agir autrement ?

« Ce qu’on entend parfois de la part des gestionnaires, c’est : je suis fatigué.e d’être toujours la personne qui écoute les autres », observe Jean-François Beauchamp, Conseiller Santé Mieux être au travail chez Coesion SP.

Une réalité invisible, mais bien présente

Il en résulte une lassitude difficile à formuler, souvent associée au milieu de la santé, mais qui touche également dans une certaine mesure les organisations où l’accompagnement humain fait partie du quotidien.

Cette fatigue du care s’étend à toutes les fonctions où l’écoute, la bienveillance et le soutien émotionnel occupent une place centrale : gestion, ressources humaines, coordination, supervision.  

« Des gestionnaires peuvent être épuisé.e.s de devoir accueillir les émotions de tout le monde », observe Jean-François Beauchamp.

David Ford Johnson est le directeur général chez Arborescence, un organisme communautaire sans but lucratif qui accompagne les familles et l’entourage de personnes aux prises avec un trouble de santé mentale. « Plus une personne est engagée et bienveillante, plus elle risque de dépasser ses limites sans s’en rendre compte. »

Paradoxalement, celles et ceux qui prennent soin des autres, notamment au travail, peuvent manquer de soutien. « Majoritairement, il y a peu de personnes qui prennent soin des gestionnaires », rappelle Jean-François Beauchamp.

Des rôles parfois mal balisés, une charge émotionnelle réelle

Dans bien des cas, les attentes émotionnelles envers les gestionnaires ne sont ni nommées ni reconnues, ce qui rend leur charge plus difficile à soutenir et à exprimer.

« Il y a une forme d’injustice émotionnelle qui peut s’installer dans le rôle de gestionnaire. Leurs équipes viennent parfois pleurer dans leur bureau… Mais ces dernier.ère.s, où peuvent-ils.elles pleurer ? », interroge Jean-François Beauchamp.  

Prendre soin, écouter, absorber : cette dynamique, bien qu’invisible, crée un déséquilibre, selon l’expert.

« Les gestionnaires deviennent une éponge. Ils.elles absorbent les émotions des autres, sans avoir d’espace pour les déposer », continue-t-il.  

Dans ce contexte, l’épuisement est souvent causé par une confusion entre les rôles. « Ce n’est pas l’empathie qui épuise, c’est la confusion entre empathie et sympathie », précise David Ford Johnson.

Pour éviter une dérive, le spécialiste rappelle l’essentiel : « être témoin, pas sauveur ou sauveuse. »

« On demande aux gestionnaires d’être bienveillant.e.s, mais sans jamais leur dire comment faire. Le flou persiste jusque dans les gestes du quotidien : Est-ce que je dois écouter ? Conseiller ? Apaiser ? M’impliquer ? »

- Jean-François Beauchamp 

Entre bienveillance et performance

« On demande aux gestionnaires d’être humain.e.s, mais de rester performant.e.s », souligne Jean-François Beauchamp, faisant référence aux responsabilités qui leur sont confiées par l’employeur.  

En matière de gestion humaine, l'équilibre de l'intervention est délicat : elle est souvent perçue comme trop faible ou trop forte.

« C’est une véritable danse relationnelle : trop en faire déresponsabilise l’autre, pas en faire assez peut donner l’impression de l’abandonner », analyse David Ford Johnson. L’expert met toutefois en garde, le.la gestionnaire ou le personnel RH ne peut pas tout porter, insiste-t-il.

Pour tenir dans la durée, il insiste sur l’importance d’outiller ces rôles. Clarifier la posture, par exemple, permet de réduire les risques d’usure. Créer des points d’appui collectifs est aussi une piste efficace. « Les espaces de co-développement, les groupes de pairs, les sentinelles : ce sont des structures précieuses pour sortir de l’isolement », note-t-il.  

Et ce soutien doit venir de plusieurs sources : « Le soutien reçu - que ce soit d’un.e supérieur.e, d’un pair ou d’un groupe — peut faire toute la différence. »

Des solutions pour mieux accompagner les équipes

Pour Jean-François Beauchamp, même lorsque l’organisation met en place des ressources, chacun.e doit trouver comment préserver son équilibre pour continuer à jouer ce rôle dans la durée.

Redéfinir sa posture professionnelle

« Au fil des années, j’ai fait évoluer ma pratique. Aujourd’hui, je me vois plutôt comme une facilitatrice. Le fait d’avoir un rôle plus en retrait, plus en coaching, m’aide à préserver mon équilibre », fait valoir Amélie Larocque, directrice des Ressources Humaines chez Barricad.

Cette évolution s’accompagne d’un changement de regard sur la notion d’aide. « C’est en prenant du recul que j’ai compris qu’on responsabilise moins les gens quand on fait les choses à leur place », explique-t-elle.  

David Ford Johnson partage cette approche : « Quand on prend soin des autres, poser ses propres limites devient un acte de protection. » Car la disponibilité totale est une illusion.

Face à des situations de détresse personnelle, d’épuisement ou de tensions profondes dans les équipes, certains gestionnaires se retrouvent démuni.e.s. Malgré leur écoute et leur bienveillance, il arrive que rien ne suffise. « Parfois, il faut accepter de ne pas pouvoir aider. Et c’est ça, le plus difficile », reconnaît Jean-François Beauchamp.

Recentrer l’action sur l’autre

Accompagner sans s’épuiser implique aussi de redonner à l’autre la responsabilité de son propre parcours. « J’aide les personnes à mettre le doigt sur leurs enjeux, à nommer les choses, et à trouver leurs propres mots », explique Amélie Larocque.  

Plutôt que de porter ou résoudre à leur place, cette gestionnaire crée l’espace pour que le mouvement vienne d’eux.elles.

Cette posture demande de renoncer à certaines attentes. « On veut parfois plus que les gens eux-mêmes. Mais on ne peut pas aider une personne à aller là où elle ne veut pas aller », constate-t-elle. 

« Le cheminement doit venir de la personne elle-même. Notre rôle, c’est de rendre ce cheminement possible. »

- David Ford Johnson

Des réseaux de soutien pour briser l’isolement

Pour Amélie Larocque, le lien avec d’autres professionnel.le.s qui assument les mêmes responsabilités qu’elle est précieuse. « Le fait d’avoir un réseau RH, ça m’aide énormément. Parler avec des pairs qui comprennent nos enjeux, ça fait du bien. »  

David Ford Johnson insiste sur l’importance de ces espaces. Dans ces lieux d’échange, chacun.e peut déposer une part de sa charge, recevoir de la perspective et renforcer ses capacités relationnelles.

Le collectif peut aussi jouer un rôle d’appui en cas de tensions ou de comportements inadéquats. « On ne peut pas fermer les yeux sur certains comportements. On doit intervenir, même si ce n’est pas toujours facile », affirme Amélie Larocque.  

Instaurer un dialogue entre l’organisation et ceux qui soutiennent la main-d'œuvre

Face à la fatigue du care, les employeurs peuvent alléger le poids sur les épaules des gestionnaires et des employé.e.s des RH  « Il n’y a pas de solution miracle. Mais pouvoir nommer ce qu’on vit à notre employeur, s’autoriser à dire que ça ne va pas, ça peut faire une vraie différence », affirme Amélie Larocque.

« Même si la situation reste difficile, le simple fait d’avoir un espace pour l’exprimer peut déjà alléger la charge », renchérit David Ford Johnson.

C’est aussi une question de reconnaissance. « Ce qui compte, ce n’est pas toujours de trouver la solution. C’est de pouvoir vivre ce qu’on vit, d’être reconnu dans notre humanité », rappelle-t-il.  

«  La charge émotionnelle au travail est sous-estimée. Pourtant, elle peut être aussi lourde que la charge cognitive ou physique. »

- David Ford Johnson

Pistes pour une bienveillance durable

  • Poser un cadre clair : une bienveillance efficace ne signifie pas dire oui à tout ou s’effacer devant les besoins des autres. Elle s’exprime à l’intérieur de repères partagés qui protègent à la fois la personne qui accompagne et celle qui reçoit le soutien. « La bienveillance sans cadre, ça ne fonctionne pas. », insiste Jean-François Beauchamp.
  • Créer un espace sécurisant qui se ressent. Les paroles seules ne suffisent pas à instaurer la confiance. Les comportements, les attitudes et la constance dans l’écoute comptent tout autant. « Le safe space, ce n’est pas quelque chose qu’on met en place parce qu’on le dit. Ce sont des choses qui se ressentent », relève David Ford Johnson.
  • Être attentif à son langage corporel. La communication non verbale influence fortement la perception de sécurité et de respect. Une posture ouverte, un ton calme ou un simple signe d’attention peuvent confirmer à l’autre qu’il.elle est entendu.e. « Même quand un.e gestionnaire ne dit rien, son corps parle. », indique David Ford Johnson.

Du soin dans les relations au travail, sans l’épuisement

« La santé mentale, ça ne se règle pas à coup de baguette magique. On ne peut pas "fixer" quelqu’un ou une situation », rappelle David Ford Johnson.

Les gestes individuels comptent, mais ils ne suffisent pas. « Ce n’est pas seulement une affaire de personnes : c’est aussi une question de système. » Sans un environnement de travail qui reconnaît la charge émotionnelle et soutient celles et ceux qui l’absorbent, les efforts s’étiolent. « Si l’environnement de travail ne soutient pas les gestionnaires dans leur bienveillance, ils.elles s’épuisent. »

Toutefois, l’expert tient à se montrer rassurant envers les organisations. Selon lui, il faut cesser d’espérer incarner un modèle parfait. « Ce qu’on peut créer, ce sont des environnements plus humains, pas des solutions toutes faites ! »