Entre humilité et affirmation : comprendre l’ambition silencieuse

Auteur.e
Élodie Leman, rédactrice
chez Pratiques RH

L'ambition d'aujourd'hui ne s'affiche plus nécessairement à grand renfort de titres ou de promotions. Elle se vit plus discrètement, parfois dans le silence d'un travail bien fait ou dans la recherche d'équilibre. Cette retenue, souvent liée à l'humilité, peut être perçue comme une force… ou devenir un frein lorsqu'elle empêche de se faire reconnaître.
Pour les organisations, le défi est de taille : encourager l'expression des ambitions sans valoriser uniquement celles qui se font entendre. Car derrière la modestie de certain.e.s se cachent des talents qui ne demandent qu'à être vus.
L'humilité, une force essentielle… jusqu'à un certain point
Dans un monde du travail où la performance et la visibilité sont souvent valorisées, l'humilité demeure une qualité rare, mais décisive. Elle agit comme un fil conducteur dans la relation entre gestionnaires et équipes, à condition de ne pas glisser vers l'effacement.
Un repère constant chez les bons gestionnaires
Pour Jenny Ouellette, présidente de BonBoss, l'humilité est au cœur du leadership bienveillant. « J'ai sondé la population active du Québec pendant plusieurs années pour essayer de comprendre ce qu'était un bon boss. L'écoute a toujours été là, le respect aussi, mais derrière ça, la constance que j'ai vue, c'était l'humilité. »
La Revue Gestion définit le leadership d'humilité comme une posture fondée sur la reconnaissance de ses limites, la valorisation des forces d'autrui et la capacité d'apprendre de ses erreurs.
Une approche que partage Jenny Ouellette, qui y voit une source de crédibilité : « Les gestionnaires appelés par leurs équipes comme étant de bons boss sont des gens qui ont cette humilité-là. Ils.elles savent qu'ils.elles ne sont pas bon.ne.s tout seul.e.s : ça vient avec leur équipe. » En cultivant cette ouverture, les leaders humbles renforcent la confiance et la cohésion - un socle durable de performance.
Quand l'humilité devient un frein
L'humilité peut aussi freiner l'expression du potentiel lorsqu'elle devient trop présente.
« L'humilité parfois peut prendre la place et faire en sorte que la personne n'osera pas briller. »
- Jenny Ouellette
Pour Maryse Shaffer, psychologue organisationnelle, « l'humilité peut devenir une forme d'auto-sabotage ». Tout l'enjeu consiste à « avoir une juste auto-évaluation de ses forces et de ses zones de développement » ajoute-t-elle. Dans les milieux où la sécurité émotionnelle est faible, même les employé.e.s les plus compétent.e.s hésitent à nommer leurs ambitions.
Ce frein prend souvent racine dans la peur ou la gêne. « Il y en a plein qui sont assis sur le banc, qui souhaitent être reconnus mais ne savent pas comment le démontrer », ajoute Jenny Ouellette.
Pour y remédier, Judith Dignard, co-fondatrice de BoitePac et responsable du recrutement, rappelle l'importance d'une culture inclusive : « Il faut valoriser tous les parcours pour que personne ne se sente gêné de dire ce qu'il souhaite, que ce soit évoluer ou non. »
Trouver l'équilibre entre modestie et affirmation devient alors essentiel.
« On peut être humble et confiant à la fois. »
- Jenny Ouellette
L'ambition silencieuse : un angle mort de la reconnaissance
Certaines ambitions ne se disent pas à voix haute. Ces talents discrets passent trop souvent sous le radar, faute d'espace pour exprimer leurs aspirations.
Des talents qui se taisent
Derrière la modestie se cachent parfois des ambitions bien réelles, mais tues par crainte de déranger. L'humilité exacerbée peut étouffer l'expression du potentiel. Comme le constate Jenny Ouellette, « elle peut faire en sorte que la personne n'osera pas briller. Dans les postes de gestion, ça peut devenir une vraie difficulté ».
Certain.e.s professionnel.le.s souhaitent être reconnu.e.s, « mais ne savent pas comment le démontrer », poursuit-elle. Ce silence n'est pas un désintérêt, mais souvent le reflet d'un manque d'outils, de confiance ou de modèles inspirants.
Maryse Shaffer souligne que cette réserve provient parfois d'« une estime de soi moins stable ou d'une culture où la modestie est valorisée ». Dans ces contextes, l'ambition se manifeste autrement - par la constance, la qualité du travail ou l'esprit d'équipe. Encore faut-il que l'organisation sache la reconnaître.
Quand la retenue mène à l'incompréhension
Lorsqu'elle n'est pas reconnue, l'ambition silencieuse se retourne contre celles et ceux qui la portent. Jenny Ouellette prévient : « Elle peut créer des malentendus, voire des départs silencieux. Si la personne n'a pas la possibilité de s'exprimer sur ses ambitions, elle risque de quitter. »
Dans ces situations, les gestionnaires interprètent parfois la réserve comme un manque d'intérêt, alors qu'elle traduit souvent une autre façon d'exister au travail. Maryse Shaffer observe que « quand l'ambition n'est pas reconnue, il y a souvent une perte de sens, une frustration et un désengagement ».
Reconnaître ces signaux discrets, c'est permettre à chacun.e de se sentir vu.e - avant que le silence ne se transforme en départ.
Oser parler d'ambition autrement
Après avoir longtemps été associée à la compétition, l'ambition se redéfinit. Pour qu'elle s'exprime sainement, elle doit être accueillie sans jugement, dans un climat d'écoute et de respect.
Nommer sans arrogance
Exprimer ses aspirations ne devrait pas être vu comme un excès d'ego.
« L'humilité n'est pas l'ignorance de soi. Tu peux reconnaître tes forces sans t'approprier le mérite des autres ou le dénigrer. »
- Jenny Ouellette
Mais selon la culture d'entreprise, l'ambition reste parfois mal interprétée. « Dire “je veux prendre ta place” peut paraître maladroit, mais dire “j'aspire à devenir comme toi” au bon moment, ça change tout. » ajoute-t-elle. Pour que l'ambition soit entendue, les organisations doivent créer un environnement où elle rime avec respect et authenticité, plutôt qu'avec prétention.
Des espaces de dialogue à créer
Pour que l'ambition puisse s'exprimer, encore faut-il lui faire de la place. Judith Dignard rappelle : « La base d'une performance d'équipe, c'est la connexion », qui passe avant tout par des échanges individuels.
Les tête-à-tête sont un bon point de départ, à condition d'être suivis d'actions concrètes :« Si vous reposez les mêmes questions sans faire de suivi, ça ne vaut rien. »
Et contrairement à ce que l'on croit, « les fameux “ma porte est toujours ouverte” » ne suffisent pas : ça prend énormément de courage pour un.e employé.e d'aller voir son.sa responsable. »
Créer un vrai dialogue, c'est donc aller vers les personnes plutôt qu'attendre qu'elles se manifestent.
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L'entreprise comme catalyseur de confiance
L'expression de l'ambition ne dépend pas uniquement des individus : elle repose sur le climat que l'organisation instaure. Une culture de transparence et de reconnaissance pousse les employé.e.s à se projeter et à partager leurs aspirations.
Valoriser les parcours variés
Reconnaître les ambitions, c'est aussi accepter leur diversité. Judith Dignard précise :
« Il faut valoriser tous les parcours et toutes les idéologies, pour que personne ne se sente gêné de dire ce qu'il souhaite, que ce soit évoluer ou non. »
Dans certaines entreprises, l'évolution reste trop souvent associée à la gestion d'équipe, au risque d'oublier d'autres formes de progression. Elle recommande donc de proposer plusieurs voies : « un parcours vers un rôle de gestionnaire, un parcours expert pour évoluer sans gérer d'équipe et un parcours “stabilité” pour celles et ceux qui souhaitent se concentrer sur leurs tâches actuelles. »
Cette approche inclusive permet de « normaliser les différents parcours » et d'éviter que l'expression d'une ambition - ou d'une envie de stabilité - soit jugée.
Lire les signaux faibles
Toutes les ambitions ne se formulent pas. Maryse Shaffer souligne l'importance de « lire les signaux faibles, ceux qui révèlent l'ambition moins visible mais bien présente ».
Elle suggère d'« offrir des mandats spéciaux ou des projets ponctuels » pour permettre aux employé.e.s de se développer sans promotion formelle. Ces occasions créent un espace d'expérimentation où les talents discrets peuvent se révéler.
Observer, encourager, proposer : c'est souvent dans ces gestes simples que naît la confiance - celle qui fait émerger les ambitions les plus silencieuses.
De l'humilité partagée à la culture d'équilibre
L'humilité n'est pas qu'une qualité individuelle : elle se cultive collectivement. Lorsqu'elle imprègne la culture d'entreprise, elle façonne la manière de collaborer, de s'exprimer et de décider.
Quand l'humilité devient collective
Bien dosée, l'humilité peut devenir un puissant moteur d'engagement. Jenny Ouellette le constate : « Si une organisation valorise l'humilité, l'authenticité et l'excellence, ça devient des vecteurs puissants pour amener une culture proactive et axée sur l'esprit de communauté. »
Mais trop d'humilité peut aussi freiner l'innovation. Maryse Shaffer nuance :« Dans certaines organisations, l'humilité est tellement valorisée qu'elle finit par devenir un frein à la prise d'initiative. »
Accompagner pour révéler le potentiel
Dans une culture d'humilité, le rôle du gestionnaire devient celui d'un guide attentif. Judith Dignard se décrit comme « l'architecte du parcours professionnel » de son équipe.
« Je me fais un devoir de mettre en lumière les réussites de la personne, même si elle ne les voit pas elle-même. »
- Judith Dignard
Une approche que partage Maryse Shaffer : « L'humilité n'est pas le contraire de l'ambition ; c'est souvent une posture de protection. » En aidant les employé.e.s à nommer leurs forces et leurs aspirations, les gestionnaires deviennent des catalyseurs de confiance et transforment l'ambition en moteur collectif.
Faire briller sans éteindre
Entre ambition assumée et humilité choisie, l'enjeu n'est pas de choisir un camp, mais de trouver la juste mesure. Créer des environnements où chacun.e peut s'exprimer sans craindre d'être jugé.e, c'est faire place à des trajectoires plus authentiques - où la réussite se définit autant par le sens que par la progression. « La clé, c'est d'aider chacun.e à trouver son point d'équilibre », conclut Maryse Shaffer.
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