Travailler en famille : entre confiance, loyauté et frontières psychologiques

02-12-2025
Thématiques : Bonnes pratiques en CFT  -  Article informationnel
Travailler avec un.e conjoint.e, un parent ou un membre de la famille ne relève plus du simple choix organisationnel. Cette relation transforme la manière d’habiter son rôle professionnel, de gérer ses émotions et de définir sa loyauté. Entre confiance renforcée et pression identitaire, ces duos et dynamiques familiales créent un univers de travail unique, riche... mais exigeant.
Élodie Leman

Élodie Leman, rédactrice
chez Pratiques RH

Deux femmes, mère et fille, regardant l’ordinateur portatif à l’intérieur.

Au Québec, la présence de conjoints et de membres d’une même famille au sein d’une même organisation est en hausse, portée par le poids des PME familiales et par l’évolution du marché du travail. Cette réalité soulève des enjeux qui touchent à la gouvernance, à la santé psychologique et à la cohésion des équipes. Selon la psychologue du travail Ghislaine Labelle, « faire la part des choses entre l’entreprise et les liens familiaux, c’est un des plus grands défis ». 

Quand la vie familiale entre au travail : disparition des frontières

Lorsque la relation familiale rejoint l’espace professionnel, les repères habituels se déplacent. Le lieu de travail n’est plus seulement un environnement fonctionnel : il devient une extension de la vie personnelle. Cette fusion s’accentue encore dans les contextes de télétravail et d’horaires flexibles. 

La fusion des sphères personnelle et professionnelle

Au Québec, la montée du télétravail a accentué cette porosité des rôles. Selon Statistique Canada, jusqu’à 35 % des couples à revenu élevé ont travaillé à domicile simultanément en 2021, brouillant davantage la séparation entre vie professionnelle et vie familiale. Les décisions se prennent parfois à la table de cuisine, et les émotions liées au travail débordent dans la vie privée. 

Pour le professeur de l’UQAM Yanick Provost Savard, « travailler avec un proche constitue déjà une porosité de la frontière relationnelle ». Cette porosité ne se limite pas à l’espace physique : elle touche aussi l’état mental et émotionnel. « La gestion des frontières est liée à la santé psychologique, à la perception de l’équilibre travail-vie personnelle et à la satisfaction au travail ». 

Myriam Perrier, vice-présidente du Groupe-Conseil Perrier, œuvre dans l’entreprise fondée par son père, et prépare la passation de pouvoir à l’approche de sa retraite. Elle partage une perspective différente sur la séparation des rôles : elle ne distingue plus ses identités familiales et professionnelles : « Je vois toujours Gérald comme mon père, même quand je suis au travail. Pour moi, il n’y a pas deux versions de lui. » Elle ajoute : « J’amène mon enfant au travail comme j’amène du travail à la maison. Ce n’est pas quelque chose qui envahit ma vie. J’ai une vie qui forme un tout. »  

Quand les dynamiques familiales se rejouent en entreprise

Dans un contexte de travail entre proches, les dynamiques familiales refont naturellement surface. La psychologue Ghislaine Labelle observe que « le statut dans la fratrie se transpose dans le statut au travail ». Les comportements acquis dans le cadre familial influencent directement la manière d’occuper son rôle professionnel. 

« Le travail devient omniprésent, même à la maison », note Ghislaine Labelle. Une tension vécue au bureau peut se prolonger autour de la table familiale, ce qui augmente la charge émotionnelle et limite la capacité à se détacher. 

Myriam Perrier observe que son lien avec son père influence naturellement leurs échanges professionnels : « Même si on veut croire qu’on sépare tout, il y a des choses qu’il entend différemment quand c’est moi qui les dis. »  

Loyauté familiale au travail : un tiraillement identitaire

Lorsque la relation familiale entre dans l’environnement de travail, le sentiment d’appartenance ne repose plus uniquement sur un engagement professionnel. Il devient affectif, identitaire... et parfois conflictuel. 

Pression de performance et devoir familial

Selon la CDPQ, six propriétaires sur dix envisagent de transférer leur entreprise à un proche dans les dix prochaines années, mais seulement quatre sur dix se sentent réellement préparés à cette transition. Ce décalage crée une pression implicite sur la relève, souvent vécue comme un devoir moral plus que comme un choix de carrière. 

Comme le souligne Ghislaine Labelle, « on peut se sentir obligé.e de rester, non par engagement professionnel, mais pour ne pas trahir sa famille ».  

Identité professionnelle sous tension familiale

Lorsque le lien familial devient aussi un lien hiérarchique ou décisionnel, la perception de soi au travail peut être fragilisée, et toute prise de position risque d’être interprétée comme un parti pris. 

«  La loyauté affective peut être mise à l’épreuve lorsqu’une décision professionnelle affecte un membre de la famille »

- Yanick Provost Savard

Le lien affectif influence également la manière dont Myriam Perrier occupe son rôle : « Je pourrais compter sur les doigts d’une main les moments où j’ai été en désaccord avec lui au travail. On se parle tous les jours, c’est une dynamique qui existe parce qu’on est proches. »  

Équité et climat : quand la relation familiale devient organisationnelle

Lorsque les liens familiaux se déploient au sein de l’entreprise, ils redéfinissent la perception de justice organisationnelle et influencent directement le climat de travail. 

Perception de favoritisme et sentiment d’injustice

Dans un contexte où certaines décisions reposent sur des ententes implicites entre membres d’une même famille, la neutralité organisationnelle peut être remise en question. Comme le souligne Ghislaine Labelle, « si on fait des ententes parce qu’on est proches, sans se demander si c’est équitable, ça crée de la crise ». 

Myriam Perrier raconte que cette perception se manifeste parfois très directement : « Un collègue m’a déjà dit qu’il acceptait mes interventions parce que j’étais sa fille, alors qu’il ne l’aurait pas fait avec quelqu’un d’autre. » Elle se souvient aussi de réactions plus marquées : « Quand j’ai été nommée, une personne a quitté en disant que ma place aurait dû lui revenir. » 

L’absence de règles claires ou de gouvernance formelle alimente un sentiment d’injustice. « Ce qui se dit aux soupers de famille crée beaucoup de confusion, parce que ce n’est pas tout le monde qui a accès à cette information-là », ajoute-t-elle, illustrant comment la circulation informelle d’information peut fragiliser la confiance et la cohésion interne. 

Effet domino sur l’ensemble de l’organisation

Lorsque les liens familiaux influencent les décisions, l’effet se propage rapidement dans l’équipe. La perception de traitement préférentiel — même lorsqu’elle n’est pas fondée — peut fragiliser la mobilisation et éroder la confiance envers la direction. 

Selon Yanick Provost Savard, « s’il y a une perception de favoritisme, qu’elle soit réelle ou non, cela peut générer des tensions ». Plus l’entreprise est petite, plus ces tensions se manifestent rapidement, faute d’intermédiaires neutres ou de processus formels pour valider les décisions. Cette dynamique peut entraîner de la méfiance et un climat de travail polarisé. 

Les RH ont un rôle à jouer : « les liens familiaux ou conjugaux devraient être déclarés formellement aux ressources humaines pour éviter les surprises » ajoute le professeur. Cette transparence permet d’encadrer la relation, plutôt que de laisser place à l’interprétation ou au doute. Lorsqu’une proximité est connue et assumée, l’organisation peut établir des critères objectifs de décision, limitant ainsi la perception de favoritisme et préservant la confiance collective. 

Préserver la relation sans perdre l’équilibre : leviers psychologiques et organisationnels

L’enjeu n’est pas de créer une distance artificielle, mais de protéger le lien personnel tout en encadrant la collaboration. 

Frontières à reconstruire consciemment

Selon Yanick Provost Savard, « on peut décider qu’à l’heure du souper, on ne parle pas de travail ». Il ajoute que des gestes simples — comme désactiver les notifications professionnelles à domicile ou nommer explicitement ce qui relève du travail et ce qui relève de la vie familiale — permettent de rétablir une frontière psychologique et émotionnelle minimale. 

Cette réflexion s’inscrit dans les bonnes pratiques mises de l’avant par Concilivi, qui rappelle que la conciliation travail–vie personnelle repose autant sur des limites claires que sur une communication transparente entre les parties. 

Clarté organisationnelle et gouvernance minimale

Dans les entreprises familiales, l’absence de structure écrite crée souvent des zones de tension. Ghislaine Labelle souligne que « clarifier les rôles, les salaires, la délégation des pouvoirs, c’est essentiel ».  

Les données de Repreneuriat Québec confirment que les organisations accompagnées par des expert.e.s externes atteignent 87,5 % de survie à cinq ans, contre 80 % pour celles non accompagnées.  

Transparence comme levier de confiance

La déclaration des liens familiaux ou conjugaux n’est pas un acte de surveillance, mais un moyen de prévenir les conflits d’intérêts. Yanick Provost Savard affirme que « les liens familiaux ou conjugaux devraient être déclarés formellement aux ressources humaines pour éviter les surprises ». Ce principe rejoint les exigences de la CNESST et du Secrétariat du Conseil du Trésor sur l’équité organisationnelle. 

Ce que dit la CNESST

Lorsqu’un lien familial ou conjugal existe dans un milieu de travail, l’employeur doit démontrer qu’il a mis en place des mesures pour préserver l’équité et prévenir les tensions. La CNESST rappelle trois obligations essentielles : 

  • Assurer un traitement équitable pour l’ensemble du personnel, sans avantage réel ou perçu.
  • Prévenir le harcèlement psychologique, y compris lorsque la relation personnelle devient source de conflit.
  • Intervenir rapidement si la dynamique familiale nuit au climat de travail ou à la santé psychologique. 

Ces exigences ne visent pas à restreindre les relations entre proches, mais à garantir un environnement de travail juste et sécuritaire pour tous.

(Source : CNESST, guide de prévention 2024) 

Travailler avec un.e conjoint.e ou un membre de sa famille crée un environnement relationnel unique, nourri par un haut niveau de confiance et une intensité émotionnelle souvent plus forte que dans les relations professionnelles ordinaires. Cette proximité ne constitue pas un risque en soi : c’est l’absence de balises qui peut fragiliser les individus et l’organisation

Comme le rappelle la psychologue Ghislaine Labelle, « quand l’entreprise va bien et que la relation familiale va bien, il y a beaucoup d’avantages parce que le capital de confiance est là ». Mais pour que ce potentiel se concrétise, les frontières doivent être conscientes, la gouvernance minimale et la transparence assumée. 

Myriam Perrier insiste sur la dimension profondément positive de cette proximité familiale : « C’est une chance de pouvoir recevoir un héritage professionnel et de faire vivre la pensée de quelqu’un qui nous a tellement appris. » 

Ce n’est donc pas la nature du lien qui détermine le succès ou l’échec, mais la capacité de l’organisation à reconnaître cette réalité, à l’encadrer équitablement et à préserver l’essentiel : la confiance, le respect et la santé psychologique.