L’humour au travail : des avantages et des limites à respecter

07-11-2024
L’humour, quelle place lui accorder au travail ? Tout d’abord, ses qualités sont aussi nombreuses que diversifiées : soulagement du stress, facteur encourageant l’esprit d’équipe ou encore outil fort efficace pour désamorcer les conflits. Toutefois, le contexte dans lequel celui-ci se manifeste est souvent garant des limites qu’il ne doit pas dépasser.
Rédigé par :
Karine Dutemple, Pratiques RH
humour travail

Véritable couteau à double tranchant, l’humour peut tout autant faire rire de bon cœur et créer la cohésion au sein des équipes qu’être la source de malaises. Quelles sont les limites de l’humour dans un contexte organisationnel et où tracer la ligne entre la bonne et la mauvaise blague ?

L'humour : source d’ambiguïté

La spécialiste en psychologie du travail Dalie Luneau ainsi que sa collègue maître Audrey Lapointe qui travaillent chez Le Cabinet RH soulignent qu’une fois les sentiments d’un.e collègue affectés par une mauvaise blague, il peut être difficile de rattraper le tir et cela peut affecter négativement l’ambiance de travail.

Si, généralement, les membres de la famille et les ami.e.s peuvent comprendre assez facilement l’intention se cachant derrière une blague, il n’en sera peut-être pas ainsi des collaborateur.ices et supérieur.e.s hiérarchiques au travail.

« Les petites farces qu'on se permet avec les ami.e.s et la famille passent beaucoup moins au travail. Parfois, on peut penser qu’on fait juste taquiner, sauf qu’en milieu de travail, ce sont des relations professionnelles, on connaît donc moins les personnes »

- Dalie Luneau, spécialiste en psychologie du travail

Selon Dalie Luneau, il est préférable de miser sur un humour que tout le monde peut trouver drôle et comprendre, c’est-à-dire un humour « tout public ».

Zoé Lajeunesse, maître en sciences de la communication et autrice du mémoire "Juste pour rire ? Les limites et les retombées de l’humour sur le (dés)ordre social d’une organisation composée de membres aux appartenances identitaires diversifiées" souligne qu’il est important de « lire les situations et de faire preuve d’intelligence sur le plan émotif » afin de discerner les blagues susceptibles de contribuer à une saine ambiance de travail et d’apporter une touche de légèreté plutôt que de produire l’effet inverse.

Ce qui peut être drôle et amusant pour une personne pourrait ne pas l’être pour quelqu’un d’autre, nuancent les spécialistes interrogées.

« Au travail, il vaut mieux être prudent.e, insiste Dalie Luneau. Quand on ne sait pas ce qui est blessant pour une personne, on peut en venir à la heurter ».

Zoé Lajeunesse abonde dans le même sens en rappelant « qu’il faut faire attention avec la façon dont on formule les choses par le biais de l’humour, car la bonne compréhension de la blague dépend de la personne à qui elle est adressée ».

Quand l’humour rime avec malaise

S’il y a bien un type de plaisanterie qui ne fait pas l’unanimité, il s’agit certainement du sarcasme. Comme le souligne Dalie Luneau, « il faut faire une distinction entre l’humour tout public et le sarcasme ».

Sa collègue, maître Audrey Lapointe, avocate en prévention, règlement des différends et médiatrice accréditée, fait donc appel à la vigilance en faisant valoir qu’il vaut mieux garder certaines blagues pour soi. « C’est un terrain glissant l’humour sarcastique ».

Établir les limites grâce à la communication

Pour qu’une mauvaise blague n’entache pas l’ambiance au sein d’une équipe, il n’y a pas de secret, il s’agit de verbaliser son malaise en cas d’inconfort et d’établir clairement les limites à ne pas franchir.

En plus de l’importance d’être attentif.ve aux réactions des autres et de s’abstenir dans certains cas, maître Audrey Lapointe met de l’avant la nécessité de demander de la rétroaction. « Si on voit que notre blague a peut-être pu blesser et créer un malaise, il ne faut pas hésiter à le demander clairement », soulève-t-elle.

Tirant profit de son expertise en entreprise en matière de prévention et de règlements de différents, la spécialiste indique qu’il est bénéfique pour les gestionnaires d’engager des discussions sur les limites de l’humour et les comportements attendus au sein de leur équipe, tout en créant pour les employé.e.s des occasions de nommer ce qui est acceptable ou non pour elles et eux.

« Si on ne fait pas preuve d’intelligence émotionnelle, on peut facilement dépasser la limite d’une personne et faire en sorte qu’elle ne se sente pas respectée. C’est facile de briser ainsi des relations entre collègues. »

- Zoé Lajeunesse, maître en sciences de la communication

Les bénéfices de l’humour au travail

S’il faut manifestement faire preuve d’une plus grande retenue avec l’humour au travail, cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille renoncer à ce type de communication au bureau.

« Il faut tenir compte de la relation qui a été bâtie et être à l’écoute de la personne avec qui on interagit », exprime Zoé Lajeunesse.

Il ne faut pas aseptiser les milieux de travail, mentionne Mme Lapointe, qui rappelle qu’il est également important d’avoir du plaisir, de se permettre de faire des blagues et d’être soi-même.

Dalie Luneau renchérit sur ce point en précisant que l’humour possède plusieurs avantages. « On peut notamment mentionner sa capacité à désamorcer certaines situations de tension. Le plaisir au travail est aussi un élément essentiel et l’humour en fait partie. »

L’humour de libération

Zoé Lajeunesse aborde la théorie intéressante « d’humour de libération ». Elle explique que l’humour peut être utilisé comme une pratique thérapeutique puisqu’il permet d’établir des liens avec ses collègues et de soulager le stress accumulé après une rencontre ou une journée stressante.

Elle poursuit en précisant que ce type d’humour « permet de décrocher, de recharger un peu les batteries, d’oublier un peu le travail et de repartir à la maison un peu plus détendu ».

Des sens de l’humour et des seuils de tolérance différents

S’il est vrai que les personnalités peuvent être très différentes au sein même d’une équipe, il en va de même du seuil de tolérance des un.e.s et des autres. Voilà où il faut savoir faire preuve d’intelligence humoristique, termes qui sont mis de l’avant par Zoé Lajeunesse dans son mémoire de recherche.

Cette dernière fait notamment référence à l’idée qu’il faut dépasser le concept de culture d’entreprise puisqu’il existe des équipes à l’intérieur de l’organisation, lesquelles vont elles-mêmes développer leur propre culture.

« Chaque équipe possède sa propre dynamique, dans laquelle s’insère aussi une culture humoristique. D’une équipe à l’autre, les employé.e.s ont tous et toutes leurs propres codes, leurs propres limites en termes d’humour. Au fil de leurs échanges, ils.elles déterminent inconsciemment jusqu’où il est possible d’aller, ce qui froisse et conséquemment, ce qui est à éviter », dit-elle.

Rapports entre gestionnaire et employé : davantage de limites ?

Qu’en est-il maintenant des limites à respecter entre gestionnaires et  employé.e.s ?

Les résultats de la recherche de Zoé Lajeunesse mettent en valeur le rôle du contexte. Elle est donc d’avis qu’un.e gestionnaire peut parfois développer une relation conviviale et plus proche avec un.e collaborateur.ice, ce qui lui permet de faire des blagues qu’il ou elle hésiterait à faire avec quelqu’un d’autre.

« Une fois de plus, la bonne approche est déterminée par l’intelligence émotionnelle et non pas nécessairement par la nature de la relation hiérarchique entre les deux personnes concernées », soulève-t-elle.

Les gestionnaires et les cadres devraient tout de même porter une attention à la manière dont ils.elles formulent leurs propos humoristiques, continue-t-elle. « Il faut garder en tête que ces derniers peuvent vraiment être reçus comme étant dégradants ou condescendants ».

Blagues et dérives possibles

L'éducation, le genre, l’âge, le langage, l'origine culturelle et les affinités existantes entre les personnes sont des facteurs qui viennent déterminer l’utilisation de l’humour dans un contexte organisationnel.

Jusqu’où l’humour peut-il donc aller ? Existe-t-il des blagues complètement hors limite en tout temps ?

Maître Lapointe est formelle : oui, il y a des remarques qui sont inacceptables dans un milieu de travail et qui peuvent constituer de l’intimidation voire du harcèlement aux yeux de la loi.

« On peut penser par exemple aux blagues discriminatoires, à certaines blagues à connotation sexuelle, il y a des choses qui n’ont jamais été acceptables ».

Elle cite, entre autres, le mouvement #MoiAussi qui a certainement exercé une influence considérable sur ces enjeux et a contribué à faire avancer la réflexion par rapport aux comportements qui ne sont pas tolérés sur un lieu de travail.  

« Il y a eu plusieurs interventions législatives dans les dernières années pour forcer les employeurs à prévenir et réagir face aux comportements inappropriés », ajoute l’avocate.

L’experte rappelle d’ailleurs que cela peut mener ultimement à des mesures disciplinaires, voire à la perte d’un emploi.  

En effet, la jurisprudence québécoise compte de nombreux congédiements de gens ayant prononcé une blague de mauvais goût.

Le harcèlement au travail, que ce soit psychologique ou sexuel, est une conduite vexatoire (abusive, humiliante ou blessante) qui se manifeste par des paroles, des gestes ou des comportements qui :

  • sont répétés ;
  • sont hostiles (agressifs, menaçants) ou non désirés ;
  • portent atteinte à la dignité (c’est-à-dire au respect, à l’amour-propre) ou à l’intégrité (à l’équilibre physique, psychologique ou émotif) de la personne ;
  • rendent le milieu de travail néfaste pour la personne.

Source : CNESST

« Quelqu'un qui fait fi des sensibilités de ses collègues, qui ose consciemment dépasser les limites avec l'humour en utilisant comme prétexte que ses propos ne sont que des blagues, tente de banaliser ses actions. C’est sûr qu’une situation de la sorte peut constituer de l’intimidation, voire du harcèlement », croit également Zoé Lajeunesse qui pense que les gestionnaires devraient miser sur l’intelligence humoristique dans leurs équipes et ne jamais hésiter à intervenir si la situation l’exige.

Avec l’humour, tout est une question d’équilibre !

En créant un environnement de travail où l’humour est favorisé, les entreprises peuvent tirer profit de sa faculté à instaurer un climat agréable et de la cohésion au sein de la main-d'œuvre.

Si fixer des limites rigides à l’humour semble impossible, encourager une discussion franche et collective à ce sujet peut garantir une saine ambiance de travail.