Transparence salariale: entre attentes croissantes et défis organisationnels

06-05-2025
Comment les organisations peuvent-elles s’inscrire dans cette démarche qui redéfinit le rapport à la rémunération ?
Rédigé par :
Elodie Leman, Pratiques RH
transparence salaire

La transparence salariale suscite un intérêt croissant, notamment de la part des jeunes générations.

En effet, la firme Mercer dévoilait récemment au journal Les Affaires que plus de la moitié de la génération Z aurait déjà révélé leur salaire à leurs collègues.

La popularité de sites comme Glassdoor, où il est possible de partager anonymement les salaires offerts dans les organisations afin de comparer la rémunération avec celle du marché, démontre également l’engouement de dévoiler les échelles salariales.

Pourtant, bien qu’encourageante pour l’équité salariale, cette démarche amène des questionnements : comment établir un équilibre entre transparence et confidentialité des informations ? Quels en sont les effets potentiels sur l'engagement des équipes ? Comment appliquer la transparence salariale, et jusqu’à quel point ?

La transparence salariale : une tendance en pleine croissance

Selon l'Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA), 48 % des entreprises québécoises révisent actuellement leurs pratiques de transparence.  

Aujourd'hui, au Québec, la transparence salariale n’est pas encadrée par une loi, contrairement à la Colombie-Britannique, où une nouvelle réglementation en vigueur depuis novembre 2024 oblige les employeurs à inclure une fourchette salariale dans toutes les offres d'emploi.

Vers une transparence salariale partielle  

L’analyse de l’Ordre des CRHA indique que près de la moitié des entreprises québécoises font un premier pas en rendant publiques les grilles ou les échelles de salaires.

Cette transparence partielle répond à une volonté de plus en plus répandue de donner aux employé.e.s une vision plus éclairée des pratiques salariales, sans pour autant compromettre la confidentialité ni la compétitivité.

Jean-Sébastien Boulard, Vice-Président Talent et Culture chez Terrestar Solutions Inc., l’explique : « Un des éléments qui joue dans la mobilisation des équipes, c'est le sentiment de justice, d’équité. Il faut que les règles du jeu soient claires, notamment sur les critères de rémunération. »  

À travers une communication claire sur ce qui sera ou ne sera pas divulgué, les entreprises s’efforcent ainsi de répondre aux attentes de leurs équipes.

« Il ne s’agit pas de dire Madame X gagne tant par année et Monsieur Y gagne tant, nuance Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec. Il y a des situations confidentielles, qu'elles soient stratégiques pour l'organisation ou personnelles, où une transparence totale n'est pas appropriée. »

Chiffres clés de la transparence salariale au Québec

  • 48 % des entreprises québécoises révisent leurs pratiques en transparence salariale.
  • 5,5 % des employeurs communiquent les salaires individuels.
  • 25 % des jeunes quittent un emploi en raison d'une transparence insuffisante.

Sondage CRHA, 2023

Un facteur non négligeable d’attraction et de rétention

En se situant quelque part sur le spectre de la transparence salariale, les entreprises peuvent non seulement attirer des talents, mais également fidéliser leurs équipes. Agendrix intègre pleinement cet avantage pour consolider l’équité au sein de ses troupes.

« Lors de nouvelles embauches, nous nous assurons que les salaires des nouvelles recrues ne créent pas d’inégalités avec celles déjà en poste », déclare Mathieu Allaire, cofondateur de l’entreprise, qui remarque également que cette approche contribue également à un faible taux de départs volontaires.

« Notre équipe sait que nous respectons son expérience et son engagement. Nous effectuons ainsi des ajustements salariaux pour maintenir cet équilibre. Nous communiquons les grilles salariales sur nos offres d’emploi comme à l’interne. »

- Mathieu Allaire

Déjà en 2023, le Ministère de l'Économie et de l'Innovation du Québec soulignait que « présenter les salaires de manière transparente donne une image avant-gardiste de l’entreprise. Cela rend celle-ci plus attractive et peut contribuer à attirer plus de candidats. ».

« La transparence financière globale de l’entreprise (soit de partager les revenus) permet aussi de gérer les attentes en période économique difficile, ajoute Mathieu Allaire. Quand le personnel comprend la situation financière de l’entreprise, il ajuste naturellement ses attentes en matière de salaire, ce qui favorise une meilleure stabilité. »

Un levier pour la reconnaissance et le développement des compétences

Cette évolution répond aussi à un besoin de reconnaissance des compétences et de valorisation du parcours professionnel.

Mathieu Allaire, directeur de l’agence Agendrix, a bien cerné ce besoin. « Nous avons choisi de rendre publiques les échelles salariales pour chaque poste, afin que chacun.e puisse situer sa rémunération et comprendre les compétences requises pour évoluer. Cette approche permet de structurer les attentes. »

Chez Succès scolaire, le processus mis en place aide également la main-d'œuvre à comprendre où elle se situe et quelles compétences acquérir pour évoluer.

« Ça leur donne une visibilité sur leur progression et prouve que leurs tâches sont reconnues », explique Nelly Diversy, vice-présidente RH et opérations chez Succès Scolaire, dans Les Affaires.

Toutefois, cette démarche exige un accompagnement rigoureux. « Certaines personnes ont pu être déçues de voir où elles se plaçaient, il a fallu leur expliquer que l’échelle reflète le poste et non l’individu », ajoute Mme Diversy.  

Toujours selon l’experte, ces discussions, bien que parfois délicates, permettent aux employé.e.s de devenir acteur.trice.s de leur évolution et d’éviter de nourrir un sentiment d’injustice lié à une mauvaise interprétation des critères salariaux en place.

Combattre les inégalités salariales    

La transparence salariale peut aussi devenir un levier d’équité en entreprise et d’atténuer les disparités, croit Jean-Sébastien Boulard. Les inégalités de rémunération persistent encore au Québec et dans l’ensemble du Canada, notamment celles qui touchent les femmes et les minorités racisées.    

En effet, selon Statistiques Canada (2023), les femmes gagnent en moyenne 9,2 % de moins que les hommes, un écart qui atteint 20 % pour les immigrantes et les femmes autochtones.

Ces inégalités s’expliquent par la surreprésentation des femmes dans des secteurs moins rémunérés (selon l’Observatoire des inégalités) et des barrières systémiques à l’emploi (selon ORIQ).  

« La ségrégation professionnelle et la stagnation salariale dans l’administration québécoise indiquent une discrimination systémique fondée sur le genre/sexe », souligne François Desrochers, chercheur associé à l'IRIS, dans son rapport de recherche.  

Plus de transparence salariale en entreprise : mode d’emploi

  • L’entreprise structure des grilles salariales claires, en définissant les salaires selon des critères objectifs (poste, compétences, expérience, ancienneté...).
  • Elle garantit l’équité interne et externe, en corrigeant les écarts injustifiés et en alignant les rémunérations avec les standards du marché.
  • Des processus de gestion solides sont ensuite mis en place pour encadrer les augmentations, promotions et primes de manière transparente.
  • Les gestionnaires sont formé.e.s afin de pouvoir justifier et expliquer les décisions salariales aux équipes.
  • Une communication progressive est essentielle pour sensibiliser les équipes et leur fournir des outils permettant de mieux comprendre le système de rémunération.

Pratiquer la transparence salariale : étapes et pièges à éviter

« Une organisation ne peut pas simplement se lever un matin et décider d'être transparente sur les salaires, met en garde Manon Poirier. Sinon, cela peut semer le chaos ».  

Poser les bases d’une politique salariale cohérente avant d’entamer toute démarche de transparence est recommandé. Mathieu Allaire a adopté pour l’intégration d’un : « balisage salarial avec des outils de benchmarking comme Normandin Beaudry et Payscale. »  

Concrètement, ce type de démarche permet de comparer les échelles salariales à celles d’entreprises similaires, renforçant ainsi la légitimité des salaires au sein d'une organisation.

« L’équité interne repose sur une évaluation des postes et de leur contribution à l’organisation, tandis que l’équité externe permet de comparer les salaires avec ceux du marché », précise Marie-Pierre Duclos, directrice en rémunération chez Solertia.

Les entreprises peuvent ainsi se comparer à des organisations similaires selon plusieurs critères stratégiques : secteur d’activité, taille de l’entreprise, localisation ou encore bassin d’embauche.  

Cette démarche permet de choisir un positionnement clair : se situer en dessous, au niveau ou au-dessus du marché en fonction des ressources financières et des objectifs organisationnels.

« Les grilles salariales sont en théorie conçues pour être pérennes, mais elles ne sont pas figées. Elles doivent rester flexibles pour s’adapter aux évolutions du marché et aux changements internes. »

- Marie-Pierre Duclos

Solertia accompagne les entreprises en s’appuyant sur une stratégie en cinq étapes :

  • Clarifier les objectifs de la démarche et les bénéfices attendus.
  • Définir le niveau de transparence souhaité (grilles accessibles, fourchettes de salaires, publication des rémunérations individuelles, etc.).
  • Former les gestionnaires pour qu’ils et elles deviennent des relais du changement.
  • Communiquer progressivement au personnel, d’abord en groupe, puis en entretiens individuels si nécessaire.
  • Accompagner les réactions et les ajustements en répondant aux interrogations et en expliquant les critères d’évaluation.

Développer une base solide avant de communiquer la politique salariale

Les spécialistes relèvent qu’il est nécessaire que toutes les parties prenantes doivent comprendre la stratégie et les objectifs liés à cette transparence.  

La direction, les responsables RH et les gestionnaires jouent ici un rôle central : il est crucial que ces personnes soient convaincues, impliquées et outillées afin de présenter la politique au personnel.  

« Il est important d’anticiper les réactions et d’éviter de créer une perception d’iniquité qui pourrait nuire à la démarche », ajoute Madame Duclos.

En effet, une incompréhension des critères de rémunération peut mener à une frustration injustifiée, même si les écarts salariaux sont objectivement légitimes.

En anticipant les préoccupations et en définissant le niveau de transparence appliqué, l’entreprise réduit les risques de confusion et de désaccord et met en place les meilleures conditions pour la compréhension et l’adhésion des employé.e.s à la politique salariale. « Ce choix doit être adapté au niveau de maturité de l’organisation », insiste Marie-Pierre Duclos.  

« Plus une entreprise donne de détails sur la rémunération, plus le personnel va poser des questions. Le défi, c'est de trouver le bon niveau de détail à partager pour éviter de créer des incompréhensions ou des perceptions d'injustice. »

- Jean-Sébastien Boulard

Assurer une compréhension partagée des écarts salariaux

Expliquer les écarts salariaux et les critères de rémunération est essentiel pour que les employé.e.s perçoivent les pratiques comme justes et gardent confiance en leur employeur, soutient Jean-Sébastien Boulard.  

Dans cette optique, Solertia utilise des bases de données robustes telles que Analyst RI, ainsi que des enquêtes sectorielles et conventions collectives pour comparer les échelles salariales et s’assurer de leur compétitivité.

« Ces outils nous permettent de positionner les salaires de manière stratégique, tout en garantissant une équité interne », ajoute Marie-Pierre Duclos.

Cette démarche est d’autant plus importante dans des contextes complexes, comme lors de fusions-acquisitions où deux entreprises aux niveaux de transparence différents doivent harmoniser leurs pratiques.  

« On ne peut pas imposer brutalement un nouveau modèle. L’approche doit être progressive pour éviter des résistances », illustre-t-elle en citant un cas où une entité très opaque a dû ajuster son fonctionnement pour rejoindre un modèle plus ouvert.

La transparence salariale totale est-elle possible ?

Certaines entreprises ont choisi un virage plus radical. Vincent Roy, Directeur de RG Dessin Industriel, a pris le pari de partager tous les salaires, incluant le sien.  

« Dans notre entreprise, tous les employé.es connaissent les salaires. Cette transparence inclut aussi l’accès à toutes les dépenses, aux revenus par client et aux performances des projets. »

En accédant aux données financières, tout le monde participe activement aux décisions de l’entreprise, ce qui renforce leur engagement et leur sentiment d'appartenance.  

« Ouvrir les livres de l’entreprise, c’est rendre chaque individu responsable de la santé de l’organisation. Cela change la manière dont chacun.e perçoit son impact au quotidien », renchérit-il. Imposer la transparence, c’est aussi assumer les risques et les conséquences. Sans l’engagement du dirigeant, cette démarche ne fonctionne pas. »    

« Il est impératif que les systèmes soient en place et que l’équité soit assurée avant d’aller vers une transparence totale, si c’est le choix de l’organisation », croit toutefois Manon Poirier.

Défis et limites de la transparence salariale pour les entreprises

Mathieu Allaire souligne que certaines entreprises n’ont pas nécessairement les ressources pour adopter ces pratiques de manière extensive.

« Ce n’est pas toutes les entreprises qui manquent de volonté pour être transparentes ; certaines n’ont tout simplement pas la capacité financière de le faire en raison du coût des ajustements nécessaires ».  

De plus, la mise en place de cette transparence demande des ressources pour analyser les salaires, former les équipes RH et les gestionnaires.

La transparence salariale doit donc s'adapter aux réalités de chaque organisation et des personnes qui la constituent.  

Mathieu Allaire illustre les complexités de cette démarche : « le rapport à l’argent dépend de chaque individu. Il existe trois éléments importants à respecter : la culture personnelle, la culture sociale et la culture d’entreprise ».