Quand la réalité virtuelle s’attaque au harcèlement au travail 

19-11-2025
Thématiques : Prévention du harcèlement  -  Parole d’expert
La réalité virtuelle s’invite dans les formations en milieu de travail. Chez PRATIQ, cette technologie immersive devient un levier puissant de sensibilisation pour prévenir le harcèlement, la violence et les conflits, en misant sur l’émotion et la prise de conscience.
Élodie Leman

Élodie Leman, rédactrice
chez Pratiques RH

Caroline Ouellet, CRHA, coach certifiée PCC, fondatrice de PRATIQ 

Le harcèlement, les conflits et la violence en milieu de travail demeurent des enjeux complexes, souvent abordés sous un angle juridique ou administratif. Et si la clé se trouvait plutôt dans l’expérience vécue ?  
C’est le pari qu’a fait Caroline Ouellet, fondatrice de PRATIQ, en créant une formation immersive en réalité virtuelle.  

Son objectif : amener les participant.es à ressentir l’impact de leurs gestes et à reconnaître plus finement les situations à risque.  

Une manière d’aborder la prévention autrement, en misant sur la compréhension humaine plutôt que sur la conformité.  

PRH : Pouvez-vous présenter PRATIQ et l’origine du projet ?  

Caroline Ouellet : J’ai travaillé dix ans chez EBI, une entreprise du secteur de la collecte des déchets, de la récupération et du transport — d’abord en ressources humaines, puis comme responsable santé-sécurité.  

Après ces dix années, j’ai eu envie de faire une différence plus large, d’aider des entreprises qui n’ont pas forcément les moyens d’avoir un.e conseiller.ère RH ou SST à temps plein. C’est ainsi qu’est née PRATIQ, en 2017.  

Avec le temps, Jacques Coderre Lareau, CRHA, s’est joint à moi comme associé. Il est spécialisé en santé mentale, en gestion des risques psychosociaux, en gestion de crise et en développement organisationnel. Ensemble, nous avons bâti une offre complète en ressources humaines, santé-sécurité et développement organisationnel, incluant aussi la santé psychologique. Nous accompagnons aujourd’hui plus de 1 000 clients partout au Québec et avons formé plus de 10 000 personnes, notamment dans le réseau de la santé.  

C’est à partir de ces expériences de terrain qu’est née l’idée d’un outil immersif : une formation en réalité virtuelle sur le harcèlement, la violence et les conflits.  

PRH : En quoi consiste cette formation ?  

C.O. : L’expérience dure environ 30 minutes et comprend cinq à six capsules dans des environnements variés — usine, bureau, milieu de services.  

L’utilisateur.rice est placé.e en observateur.rice à 360°, témoin des comportements, des réactions, des silences.  

L’équipe tenait à éviter de replonger des gens dans des expériences sensibles. La personne n’est donc pas actrice, mais témoin.  

L’objectif : faire ressentir à l’utilisateur.rice ce qu’une situation problématique provoque, et de permettre une vraie prise de conscience.   

« On sort du casque en sachant ce qu’on ne veut plus tolérer. »

- Caroline Ouellet

PRH : Quels défis avez-vous rencontrés lors de la conception ?  

C.O. : Le premier était d’atteindre la justesse du ton. On voulait des scènes réalistes, crédibles, sans tomber dans la caricature ni dans la lourdeur.  

Par exemple, dans la scène sur le harcèlement à caractère sexuel, il fallait trouver le bon équilibre : ni trop édulcoré, ni trop dérangeant.  

Le second défi était technique. En tournage 360°, rien ne doit bouger entre les prises. Si un chariot ou un objet change de place, la scène devient inutilisable, car l’utilisateur.rice peut se retourner et tout voir.  

C’est une vraie production de film !  

Jacques Coderre Lareau a proposé avec l’équipe des scénarios réalistes, puis la firme Synop6, dans Lanaudière, les a tournés puisqu'elle possède l’équipement spécialisé.  

Ce n’est pas de la 3D classique : c’est un environnement cohérent à 360 degrés, où chaque détail compte.  

PRH : Pourquoi avoir choisi le thème du harcèlement plutôt qu’un sujet de SST plus technique, comme le cadenassage ?  

C.O. : On donne déjà beaucoup de formations et on mène régulièrement des enquêtes de harcèlement.  L’idée, c’était de sensibiliser autrement, avec un outil percutant et accessible.  

Les casques de réalité virtuelle existants portent presque tous sur des risques physiques. Il n’y avait rien sur les risques psychosociaux. Pourtant, la charge émotionnelle et les dynamiques humaines sont au cœur de la SST moderne.  

On voulait mettre ça en avant.  

PRH : Comment les entreprises accueillent-elles cette approche ?  

C.O. : Très bien. Plusieurs y voient un gain logistique :  il n’est plus nécessaire d’arrêter toute la production pour rassembler les équipes en salle. Les employé.e.s peuvent suivre la formation individuellement, selon leur horaire.  

De plus, l’expérience est sensorielle et concrète, donc beaucoup plus marquante qu’une formation traditionnelle. Sur le terrain, l’impact varie selon les contextes.  

Parfois, on observe d’abord une hausse des signalements : les gens réalisent ce qu’ils toléraient depuis longtemps.  

Puis, avec le temps, les comportements évoluent, la communication s’améliore et les conflits diminuent.  

PRH : Disposez-vous d’indicateurs pour mesurer l’efficacité de la formation ?  

C.O. : Pour l’instant, nous sommes en phase de commercialisation — notre nomination aux Mercuriades s’est faite à cette étape. Nous n’avons donc pas encore de statistiques consolidées à transmettre.  

Mais nous développons des outils personnalisés : une plateforme de quiz post-formation, des questionnaires de perception, et, chez certains clients, un suivi du nombre de plaintes ou dénonciations liées au harcèlement ou aux conflits.  

Ces données permettront de mesurer concrètement l’effet de la formation sur la culture d’entreprise.  

PRH : Est-ce que PRATIQ offre aussi une certification en secourisme psychologique ?  

C.O. : Oui. Nous sommes certifiés à l’échelle canadienne pour former des secouristes en santé mentale (PSSM) — et actuellement les seuls au Québec à l’être.  

C’est une approche comparable au secourisme physique : apprendre à repérer les signaux de détresse, à écouter, à orienter vers les bonnes ressources.  

Cette compétence devient essentielle, surtout dans les milieux où les gestionnaires sont souvent le premier point de contact.  

PRH : Ce titre de secouriste en santé mentale est-il officiellement reconnu, par exemple devant un tribunal administratif du travail ?  

C.O. : Pour l’instant, il n’y a pas encore de jurisprudence claire. Nos formateurs sont CRHA ou issus du milieu de la psychologie ou de la santé et de la sécurité au travail, mais le titre de secouriste demeure une formation d’intervention, pas une qualification clinique.  

On s’attend à ce que les prochaines années viennent clarifier cette reconnaissance.  

PRH : Vous travaillez avec de grandes entreprises, mais comment transposer ces initiatives dans les petites structures ?  

C.O. : C’est tout l’enjeu. Dans les grandes organisations, on retrouve des équipes RH, des psychologues, des ressources internes. Mais dans une PME ou un garage, c’est souvent le patron qui gère tout. L’idée, c’est de rendre la prévention accessible, sans complexité.  

« Même dans un petit atelier, un casque peut sensibiliser sans perturber le travail. »

- Caroline Ouellet

Dans des milieux plus terre-à-terre comme les garages ou les ateliers, il est possible de sensibiliser autrement. Il suffit d’utiliser des outils simples et concrets, qui parlent à l’humain avant tout. C’est justement l’objectif du casque : amener une prise de conscience sans perturber le travail quotidien.  

PRH : Dans certains environnements, comme la construction par exemple, il existe encore une forte culture de l’intimidation ou du langage cru. Comment faire évoluer ça ?  

C.O. : Par la volonté de la direction, d’abord. Et par la bienveillance active : expliquer les nuances entre ce qui est acceptable ou non, encourager les gens à le dire quand ils se sentent mal à l’aise.  

« Oser dire la vérité, c’est parler de soi : comment on se sent, ce qu’on a compris, sans accuser. »

- Caroline Ouellet

Un casque peut d’ailleurs aider. Dans une roulotte de chantier, personne n’ose parler. Seul.e, face à une situation immersive, on peut réfléchir différemment. Dans plusieurs milieux, la pression de groupe rend difficile le respect des règles et des valeurs organisationnelles. Poser un cadre clair et l’assumer, même quand ce n’est pas populaire, devient essentiel. C’est la base du respect et de la sécurité au travail.   

PRH : Est-ce que les gestionnaires sont réellement préparés à gérer l’humain lorsqu’ils sont promus pour leurs compétences techniques ?  

C.O. : C’est un des constats les plus fréquents. On promeut d’excellents ingénieurs, mécanicien.nes ou technicien.nes, mais qui n’ont jamais reçu de formation en communication, en gestion d’équipe ou en accompagnement. Ils doivent apprendre à gérer l’humain, ce qui n’est pas inné.  

C’est pourquoi nous avons conçu une formation intitulée Passer d’employé à superviseur, qui aborde les réflexes à développer, les postures à adopter et les pièges à éviter.  

Beaucoup de gestionnaires sont promus trop vite, sans accompagnement ni mentorat. Ils se retrouvent déstabilisés, doutent d’eux-mêmes ou deviennent trop permissifs. Le courage managérial, ça se construit — et ça commence par le savoir-être.  

PRH : Plaidez-vous pour une transformation de fond dans la culture de gestion ?  

C.O. : Oui. Il faut que les entreprises redeviennent humaines et responsables. La performance durable passe aussi par la santé psychologique et la qualité du climat de travail. Notre outil agit comme un déclencheur de cette prise de conscience : il permet de se voir agir, d’éprouver ce que l’autre ressent et de transformer ses réflexes.  

L’entrevue a été menée par Éric Binette.