Pénurie de main-d’œuvre : les entreprises des Premières Nations n’y échappent pas
Si la force de travail que représentent les employé.e.s issu.e.s des Premières Nations est de plus en plus mise en avant en ces temps de réconciliation, mais aussi de pénurie de main-d’œuvre, il est tout autant intéressant de se pencher sur la dynamique entrepreneuriale des communautés, ce qui les aligne sur les entreprises allochtones … et ce qui les distingue.
À l’ombre des enjeux sociétaux, les réalités entrepreneuriales des Premières Nations passent parfois inaperçues alors que, tant de par la vitalité dont elles font montre que dans la croissance économique dont elles sont porteuses, elles méritent d'être comprises et pensées comme partie intégrante du tissu entrepreneurial canadien.
En effet, selon le Conseil canadien pour l’entreprise autochtone, plus de 30 milliards de dollars de PBI par année sont imputables aux peuples autochtones* tandis que l’économie privée autochtone représente environ 12 milliards de dollars par an.
Au Québec, 191 entreprises sont inscrites au répertoire des entreprises autochtones.
Des grands groupes au poids économique significatif investissant dans des projets industriels d’envergure partout au Canada aux petites et moyennes entreprises, l’entrepreneuriat des Premières Nations prend donc de l’essor, mais se bute, lui aussi, aux aléas de l’attraction et de la rétention de la main-d’œuvre. Pour mieux comprendre de quoi il en retourne, Pratiques RH a rencontré Marianne Roberge, Directrice de marque employeur et CFT, associée chez GoRH dont l’expérience en matière de collaboration avec les entreprises des Premières Nations est éclairante.
* Utilisé par le gouvernement fédéral, le terme autochtone comprend les peuples inuits et les peuples des Premières Nations
Attirer les allochtones et retenir les gens des communautés
Madame Roberge, vous travaillez de concert avec plusieurs communautés des Premières Nations : quel a été votre cheminement ?
Je suis consultante en ressources humaines depuis plus de 15 ans. J'ai débuté ma spécialisation en conciliation famille-travail. En 2013, j'ai entamé un accompagnement auprès du Groupe Ekuanitshit, regroupement d'entreprises situé sur la Côte-Nord entre Sept-Îles et Havre Saint-Pierre, appartenant à la communauté innue de Ekuanitshit.
De plus, je travaille depuis trois ans avec la communauté anicinape de Kitcisakik située en Abitibi, confrontée à d’autres enjeux et mon équipe a également amorcé une nouvelle coopération avec le Conseil de la Nation Atikamekw afin d'actualiser leur stratégie d’attraction de main-d’œuvre, grâce à la rédaction de leur PVE ou proposition de valeurs aux employé.e.s et d'affichages externes valorisant l’environnement culturel auprès du bassin de candidat.e.s.
Quelques données sur les entreprises autochtones*
- Environ 24,4% des PME autochtones exportent
- 1 PME sur 5 le fait vers les États-Unis
- 1 sur 7 vend à l’international hors É.-U.
- La création d’entreprise autochtone est 9 fois plus forte que la moyenne canadienne
- Le milieu d’affaires compte plus de 50 000 membres
- Environ 12 % sont de grandes entreprises appartenant à la collectivité
Sources : Gouvernement du Canada / commerce international, Conseil canadien pour l’entreprise autochtone
Identifiez-vous une problématique de recrutement propre aux employeurs des Premières Nations ?
Je ne peux pas généraliser, simplement partager ce que j’ai pu découvrir des communautés avec lesquelles j’ai eu la chance de collaborer jusqu’à présent. L’interrelation entre les entreprises du Groupe Ekuanitshit et le Conseil de Bande est à prendre en considération dans le processus décisionnel. Les entreprises appartiennent à la communauté et les objectifs d’affaires doivent respecter les orientations du Conseil.
Ceci implique une communication constante avec le Conseil de Bande tout en offrant aux gestionnaires une liberté d’action visant la maximisation des retombées pour la communauté.
Ce sont donc nos propositions de pratiques de gestions adaptées à ce contexte qui vont créer le lien de confiance et permettre aux entreprises de déployer des mesures d’employabilité et de développement professionnel. Parallèlement, le Groupe et ses entreprises souhaitent également s’affirmer comme employeur.se de choix auprès des allochtones.
Le Conseil de bande est un organisme privé, entièrement autonome qui doit respecter certains règlements et dispositions de la Loi sur les Indiens. Des pouvoirs lui sont conférés, entre autres, dans les domaines de l'éducation, des services sociaux et de la santé, etc.
Source : https://www.thesaurus.gouv.qc.ca/
Des préjugés bilatéraux qui s’immiscent dans le recrutement
Qu’est-ce qui motive ce recours aux travailleurs externes alors que les entreprises allochtones portent de plus en plus leurs regards vers la main-d’œuvre présente dans les communautés ?
Il y a différents types de postes dont certains appellent une expertise particulière. Prenons par exemple, l’entreprise Innukoptères dans le secteur du transport par hélicoptère, dotée d’une flotte d’appareils : cela demande des pilotes d'expérience, des mécanicien.ne.s spécialisé.e.s. Bien sûr, la direction va prioriser la formation et l’embauche des membres de la communauté, mais elle va aussi devoir se tourner vers l'extérieur, parfois hors de la ville voisine, de la région ou de la province. Il va falloir démystifier le contexte autochtone, déjouer les préjugés que pourraient avoir les candidat.e.s.
Ce que je remarque aussi, c'est qu’étant donné les situations vécues par le passé, les préjugés peuvent exister de part et d’autre. Nous sommes vraiment en train d'apprendre à travailler ensemble, à nous connaître, à nous respecter. Si nous nous interrogeons sur ce que nous pouvons amener aux communautés, il faut aussi voir ce que les communautés peuvent nous apporter, à nous.
Les valeurs qui guident leurs pratiques entrepreneuriales ne sont peut-être pas si différentes finalement de ce que nous recherchons en termes d'équilibre de vie, de développement durable, de prendre le temps de faire bien les choses. Ce sont des notions qui prennent de plus en plus d’importance dans la société québécoise et ailleurs.
Des valeurs autochtones qui rejoignent les nouvelles tendances de gestion des ressources humaines
Si je comprends bien, il y a, à la base de l’organisation des entreprises, des valeurs intrinsèques aux cultures des Premières Nations vers lesquelles nous cherchons à retourner au travers de la CFT, du mieux-être au travail, de l’action écoresponsable en entreprise ?
D’après mon expérience, la société a beaucoup évolué depuis la pandémie en termes de CFT et d’éco-responsabilité entrepreneuriale, valeurs qui me semblent bien ancrées dans le champ culturel des Premières Nations. Je considère qu’elles ont beaucoup à nous apprendre à ce niveau. Dans le contexte actuel de réconciliation, je sens qu’elles souhaitent nous partager ces principes qui les soutiennent depuis si longtemps. Ce processus qu’ils qualifient de guérison leur permet de nous expliquer leurs souffrances. La quête de sens, de respect qu’elles ont perdu ces dernières décennies passe aussi par le contact avec la nature, le rapport au temps, le bien-être psychologique. Il y a beaucoup de liens à faire entre ces éléments traditionnels et culturels, et les bonnes pratiques que nos organisations tendent actuellement à mettre en place.
Pouvez-vous illustrer comment la tradition peut alimenter la réflexion sur la gestion des ressources humaines ?
J’apprends encore à tous les jours à ce sujet en restant ouverte à la découverte, à la compréhension. Par exemple, en 2021, j’ai eu l’opportunité d’accompagner le Conseil de bande de Kitcisakik dans la réalisation d’une politique de conciliation famille-travail inclusive. Le confinement et le télétravail venus, la nécessité d’un guide de déconnexion/reconnexion s’est imposée car nos échanges avec le comité de travail et la direction générale nous ont montré les impacts de la situation sur le mode vie, les importants dégâts psychologiques occasionnés dans la communauté ainsi que sur les employé.e.s allochtones.
La direction générale et le comité ont souhaité que le guide s’inspire des valeurs de la roue médicinale : « Moi, en tant qu’individu, comment puis-je m'assurer d'avoir un bon équilibre de vie ? Comment être un soutien pour mes proches ? Comment, en tant que communauté, pouvons-nous créer un environnement favorable à la déconnexion, mais aussi à la reconnexion avec ce qui nous fait du bien ? »
Ce guide s’inscrivait totalement dans le contexte culturel de la communauté, avec des ancrages communs à l’humain en général dans l’assouvissement des besoins fondamentaux. J’ai trouvé cette réflexion, tout ce qui était exprimé et la manière dont ça l’était, véritablement enrichissants car rejoignant l’essence même de ce que les gens recherchent depuis la pandémie : je crois qu’en tant qu’allochtones, nous avons beaucoup à apprendre de la vision du monde des Premières Nations.
Miser sur une marque employeur qui se singularise
Comment convaincre des allochtones de venir travailler dans une petite communauté en pleine forêt, par exemple ? Qu’en est-il du logement qui pèse pour beaucoup dans l’attraction et la rétention en région ?
À Kitcisakik, une partie des employé.e.s habite Val-d'Or car le logement est un enjeu pour cette petite communauté de moins de 300 Anicinapek, en cours d’électrification et d’accès à l’eau potable.
Avec le Groupe Ekuanitshit, nous explorerons les possibilités de stratégie d'attraction en réunissant les directions générales des entreprises afin de définir des points de convergence tels que la marque employeur, l’expérience distinctive, les propositions de valeur aux employé.e.s (PVE) : « Qu'est-ce qui me rend unique en tant qu’employeur ? Comment convaincre un.e candidat.e de déménager en région du Havre-Saint-Pierre afin de venir faire la différence au sein d’une entreprise des Premières Nations ? »
Nous élargissons aussi de plus en plus les perspectives grâce au recrutement international qui devient incontournable pour plusieurs organisations. Nous avons d’ailleurs dans le Groupe des entreprises qui ont déjà recruté à l’étranger. Ce processus est enrichissant pour chacune des parties prenantes.
C’est aussi ça, l’équité, la diversité et l’inclusion. Être inclusif avec les gens de la communauté, ainsi qu’avec les allochtones, d’où qu’ils viennent.
Recruter large
Vous parlez de travailleurs qui viennent d’autres pays… Comment s’articule le recrutement international dans les entreprises des Premières Nations ?
Dans le cas du Groupe Ekuanitshit, c’est une avenue de plus en plus considérée. Reste que la mission du Groupe est, avant tout, d’assurer la stabilité économique et l’avenir professionnel des membres de la communauté. En cas de postes vacants, l’ouverture à l’externe et à l’international devient une option. Notre dernière rencontre portait sur le sujet. Y ont été abordées toutes les questions qui se posent avec ce type de recrutement : le logement, l’accueil, l’introduction des nouveaux.elles arrivant.e.s au contexte culturel.
Car il faut savoir que bon nombre de travailleur.se.s viennent avec leur lot d’idées préconçues. La réalité sur le terrain qui est souvent bien différente ! Les gens des communautés veulent s'assurer que les nouveaux.elles-venu.e.s comprennent réellement leur environnement.
Une fois sélectionné.e.s, que se passe-t-il dans l’entreprise pour ces personnes en termes d’inclusion ?
Actuellement, notre accompagnement porte sur une formalisation de l’accueil et de l’intégration respectant les bonnes pratiques EDI ainsi que les réalités du Groupe.
Au cours de nos interventions en tant que conseiller.ère.s RH, il nous arrive aussi d’être confronté.e.s à certains réflexes. Nous essayons de ne pas trop brusquer, de suivre les besoins des entreprises et des communautés. Ce qui est important pour elles, ne l’est pas forcément pour nous.
Pour finir, quels sont selon vous les défis à relever ensemble, communautés et allochtones, pour aller vers une réconciliation économique?
Je crois que respecter le temps nécessaire à la mise en place d’une relation de confiance est primordial : éviter de bousculer l’ordre des choses. Ensuite, il faut avoir envie de découvrir les forces et particularités qui nous distinguent pour pouvoir les faire fusionner et permettre à chacun de vivre des expériences positives. Nous avons déjà plein de beaux exemples où cela fonctionne très, très bien grâce à l’écoute et le respect mutuels.
Lorsque les partenaires allochtones parviennent à cette ouverture-là, la relation peut évoluer sur le long terme. C’est ce que j’ai la chance de vivre depuis ces dernières années. Je me considère choyée de pouvoir découvrir, à chacune de mes implications, de nouveaux aspects des richesses culturelles des Premières Nations. Chaque situation m’apporte énormément dans ma pratique, mais surtout d’un point de vue humain et relationnel…