Quand la fatigue s’immisce au travail : quelles sont les solutions et le rôle de l’employeur ?

01-12-2022
Les employeurs doivent-ils se préoccuper du sommeil de leurs employé.e.s ? Le manque de repos relève-t-il de la responsabilité individuelle ? Coup d’œil sur l’opinion d’experts et les solutions mises en place par des entreprises innovantes au Québec.
Rédigé par :
Annie Bourque, Pratiques RH
Troubles de sommeil: solutions et enjeux pour les employeurs

Directeur à la Clinique du sommeil du Laboratoire Biron, le pneumologue Pierre Mayer traite les gens aux prises avec l’apnée du sommeil, mais aussi l’insomnie, fatigue, somnolence. 

À l’heure actuelle, selon lui, les gestionnaires et dirigeant.e.s d’entreprise font preuve de peu de sensibilité à l’égard du sommeil de leurs salarié.e.s qui le consultent régulièrement. Ces gens plaident pour un changement d’horaire lié à leur incapacité de dormir.  

- C'est quoi le problème? As-tu envisager de te coucher plus tôt ?, invoque-t-on du côté des patrons. 

Dette de sommeil équivalente à 14 heures  

En moyenne, les gens accumulent 14 heures sous forme de dette de sommeil et ce, après deux semaines de travail. « Le lever précoce le matin par exemple a d’énormes conséquences sur la vigilance. Cela est comparable à une nuit blanche augmentant le risque d’accident », explique le chef-adjoint du service de pneumologie du CHUM et professeur agrégé de clinique, Université de Montréal. 

Comment alors contrer ce manque crucial de repos ? Il est préférable de dormir, de liquider cette dette de sommeil sur une période de 24 heures. L’aménagement d’une sieste, selon lui, s’avère bénéfique pour ceux et celles qui se lèvent tôt ou encore pour les travailleur.se.s de nuit. 


Saviez-vous que ? 

40 % des adultes canadiens ont de la difficulté à dormir. 


Se reposer durant sa journée de travail : solution 1  

Dr Mayer voit d’un bon œil l’arrivée de cabines dans les entreprises ou centres hospitaliers qui favorisent du même coup un temps de repos. 

Dans la région de Québec, les 110 salarié.e.s d’une institution financière bénéficient de la cabine Recharjme depuis 2020. « On cherchait une façon originale de promouvoir la santé autant physique que psychologique de nos employé.e.s qui ont toujours été au front durant la pandémie de Covid-19 », raconte Marie-Pierre Bureau, directrice soutien à la gestion et aux opérations, à la Caisse Desjardins de Limoilou. 

Deux ans plus tard, l’appareil est grandement apprécié pour son effet d’apesanteur, de luminothérapie ou même de massage. À partir d’une plateforme virtuelle, les gens réservent leur période de repos. 

Certain.e.s l’utilisent chaque jour, telle une nécessité. D’autres l’empruntent de temps en temps. « Cela a aidé certaines personnes qui éprouvaient des migraines, douleurs au cou ou ayant des difficultés de sommeil », précise Mme Bureau. Les bienfaits se font particulièrement sentir durant les périodes achalandées où le stress est à son paroxysme. 

« Cela me fait du bien et m’aide à prendre du recul tout en procurant un moment de déconnexion et de repos total », commentent les utilisateurs-trices. 

Les bienfaits de la sieste dans plus de 40 entreprises

Vice-président de la start-up Recharjme, Timothée Régnier raconte que lui-même est ennuyé par des problèmes de somnolence. Papa d’un bébé d’un an, le jeune trentenaire se réveille environ 3 ou 4 fois par nuit. « Ma fille fait ses dents, confie-t-il. Mon sommeil n’est nullement réparateur et je suis épuisé à mon arrivée au bureau. » 

À l’heure du lunch, M. Régnier fait une courte sieste dans la cabine qui procure un bien fou, selon ses dires.  « Je m’allonge dans une position à zéro gravité qui permet d’enlever la pression sur le corps. En pesant sur un bouton, je peux créer un effet de massage. Sinon, je peux obtenir un moment de luminothérapie et méditation. Le but, c’est de relâcher le stress accumulé », fait-il valoir. 

L’entreprise dont il est le co-fondateur avec Éric Normandeau a été lancée au Québec en 2018. En cinq ans, les jeunes entrepreneurs ont réussi à implanter la cabine dans 40 entreprises, 5 Caisses Desjardins et dans les hôpitaux au Québec. 

Les entrepreneurs viennent de réaliser une incursion à l’Université Laval de Québec, dans un centre hospitalier à Ottawa et au sein d’une entreprise pharmaceutique nouvellement implantée à Laval. 
« Aujourd’hui, les employeurs réalisent l’importance de prendre soin des gens qui ne peuvent pas travailler à leur pleine capacité, en étant fatigués ou malades », dit M. Régnier. 

« Le repos peut être en contradiction avec la notion de compétitivité, mais les gens réalisent combien c’est un outil pour devenir performant », ajoute-t-il. 

Espaces de détente et de repos en entreprise 

Bien avant l’arrivée de cette cabine, l’entreprise DLGL de Blainville a mis en place en 2015 un endroit dédié pour la relaxation et le repos. S’ils se sentent fatigués, les salarié.e.s peuvent prendre une pause pour faire refaire le plein d’énergie sur une chaise NeuroSpa. Deux autres chaises sont aussi disponibles, en plus de sofas, tapis de médiation, oreiller. 

« La main-d’œuvre de nos jours est une denrée rare et comme employeur, on doit se soucier du bien-être de nos employé.e.s et l’absence de sommeil peut engendrer des coûts d’absentéisme très élevés », évoque pour sa part, Martine Castellani, directrice pré-vente et relations sectorielles. 


Contenu supplémentaire

L’impact du manque de sommeil en entreprise*

  • 5000 $ : perte de productivité pour chaque employé.e souffrant d’insomnie par année 
  • 28 jours par an : absentéisme, présentéisme pour les employeurs 
  • Manque de concentration et de vigilance : augmentation d’erreurs, d’accidents au travail et sur la route 
  • Conséquences physiques : obésité, hypertension, anxiété, dépression, diabète, maladies cardiovasculaires, etc.  

*Source : École de psychologie et du Centre de recherche CERVO

Insomnie, difficulté à dormir : un enjeu pour l’UQTR 

À l’Université du Québec à Trois-Rivières, le sommeil représente un véritable enjeu pour les 2000 employé.e.s de l’organisation. « Chez nous, certaines personnes, membres de notre personnel, dorment moins la nuit. Les troubles de sommeil touchent les gens de tout âge : parents d’enfants, d’ados, personnes plus âgées », confie Nathalie Cardinal, conseillère ressources humaines, formation et développement organisationnel à l’UQTR qui considère important d’être sensible à la question. 

Son équipe a pris le temps de réfléchir à savoir si le stress ou la charge de travail jouent un rôle sur la qualité du travail. Résultat ? Plusieurs participent à des activités de prévention telles que la relaxation et méditation qui ont contribué à agir sur la diminution de stress. 

Outil en ligne au service des employeurs : solution 2

Depuis un an, la centaine d’employé.e.s de l’UQTR bénéficient des bienfaits de la plateforme virtuelle Haléo qui réalise le dépistage de troubles de sommeil. Au cours des derniers mois, une centaine d’entre eux ont participé au dépistage et 10 autres ont pris part aux séances de thérapie afin de surmonter les problèmes d’insomnie. 

« Plusieurs collègues ont changé leur rituel de sommeil en évitant, par exemple, les écrans de tablette, Iphone et en sortant la télévision de la chambre à coucher », mentionne Mme Cardinal en soulignant que la majorité d’entre eux note une amélioration de leur sommeil et incidemment, de leur qualité de vie. 

Le profil type de l’employé.e en déficit de repos 

Des policiers-ères, propriétaires d’entreprise de transport, du domaine manufacturier, travailleurs.ses atypiques, professionnel.le.s font partie de la clientèle d’Haléo. Tous sont pris en charge rapidement par un.e professionnel.le de la santé, fait valoir le vice-président de l’entreprise, Julien Héon. 
 

« On sort d’une pandémie et on rentre possiblement en récession. Les gens sont nerveux, anxieux et cela se traduit par un sommeil plus fragile », explique-t-il. 

L’entreprise basée à Montréal collabore avec des thérapeutes du Canada et des États-Unis dont certains travaillent au sein d’un hôpital d’enseignement de la Harvard Medical School. Le but, c’est de proposer des solutions cliniquement prouvées afin d’améliorer le sommeil de leurs patients. 

Parmi les solutions afin de traiter l’insomnie, il y a la thérapie cognitive comportementale qui permet d’identifier les comportements ou pensées liées à l’insomnie. « Cette thérapie est efficace, accessible grâce à un programme en ligne. Cela permet de diminuer les symptômes d’insomnie », explique Maude Bouchard, neuropsychologue et cheffe clinique chez HALEO. 

Impacts sur la santé mentale et physique 

Les spécialistes interrogé.e.s estiment que le sommeil est souvent négligé dans les organisations. « On parle de nutrition, santé physique, de plus en plus de santé mentale, mais très peu de sommeil », déplore M. Heon. 

« C’est important de parler du sommeil parce que les gens qui dorment mal peuvent développer d’autres problèmes dont des troubles de santé mentale, dépression, montée de l’anxiété ainsi qu’à long terme le diabète et l’embonpoint », précise-t-il. 

Le sommeil devrait-il faire partie de l’évaluation annuelle d’un employé.e ? 

De plus en plus, les gestionnaires tiennent compte de facteurs extérieurs comme la fatigue, le manque de sommeil au moment du rendement de l'employé.e.

Professeur à l’Université Laval et chercheur pour le Centre de recherche Cervo, M. Morin va plus loin en disant : « Le sommeil devrait faire partie de l’évaluation annuelle. Il faut en parler en termes de durée, qualité, moment du sommeil. De cette façon, on peut identifier un problème, les ressources dont le programme d’aide aux employés (PAE) qui couvre les frais pour la thérapie cognitivo-comportementale pour les gens qui souffrent d’insomnie », note le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en médecine comportementale du sommeil. 

M. Morin suggère que l’employeur prenne le temps de sensibiliser ses troupes à l’importance de saines habitudes. « Le soir, c’est important de faire une coupure avec le travail, de tenir le téléphone à distance, d’avoir une période de décompression », suggère-t-il. 

Dépistage en entreprise : solution 3 

Depuis 1998, les spécialistes des soins du sommeil de Biron offrent des services de diagnostic de tous les troubles du sommeil dans leur réseau de cliniques. De plus, des inhalothérapeutes se rendent en entreprise afin d’effectuer le dépistage des troubles du sommeil et d’accompagner les employé.e.s dans leur parcours clinique les menant vers de bonnes nuits.

Directrice principale exploitation des soins du sommeil chez Biron, Sonia Gauvreau observe que beaucoup d’employé.e.s ignorent qu’ils ont un problème. « Cela a un impact sur la concentration, la cognition et l’humeur d’une personne qui devient plus irritable », dit-elle en précisant que son entreprise se spécialise dans le diagnostic et le traitement des troubles du sommeil. 

L’avis de la psychologue 

La psychologue Dr Lara Kalaf se rend aussi dans les grandes et moyennes entreprises pour des formations ou consultations liées aux problèmes du sommeil. « Les employeurs doivent porter attention et être empathiques envers les employé.e.s qui souffrent de manque de sommeil et proposer du soutien pour eux », dit la fondatrice de la clinique de psychologie Mindsession

Comme psychologue, elle s’attarde à comprendre les causes liées aux troubles du sommeil. « Je vois des gens anxieux souffrir de troubles du sommeil. À la fin d’une journée c’est difficile pour eux de se détendre et ils pensent à leurs soucis. »

Les causes de l’insomnie 

L’insomnie est provoquée par différents facteurs : changement de carrière, divorce, perte d’un être cher, ménopause chez la femme, stress. 

De son côté, le sociologue du travail et professeur titulaire à l’UQAM, Angelo Soares observe que le problème de sommeil est souvent lié à la surcharge de travail et le stress. « Si on ne touche pas la source du problème qui est parfois la surcharge de travail, le manque de reconnaissance, il y a de bonnes chances que les gens auront des problèmes », croit M. Soares qui réalise des recherches liées à la qualité de vie au travail, le stress, l’épuisement professionnel. 

 

Coûts du manque de sommeil

10 % en coûts directs : médication, frais de consultation de psychologue 
90 % en coûts indirects : baisse de rendement, absentéisme, invalidité
 

Source : École de psychologie et du Centre de recherche CERVO

En cette période où les journées raccourcissent, les spécialistes à qui nous avons parlé, recommandent de prendre la dose de lumière vive à l’heure du lunch. « Il faut trouver les moyens de s’exposer à cette lumière du jour et par la suite de se coucher plus tôt », suggère Charles Morin qui est aussi psychologue et s’intéresse au sommeil depuis 30 ans. 

Le repos et bien dormir : la responsabilité de l’individu 

Depuis 30 ans Denis Lapointe met en place des programmes de santé et mieux-être en entreprise. « J’ai vu des gadgets, montres, applications pour mieux dormir. Les entreprises doivent plutôt encourager une saine hygiène de vie », raconte le directeur, développement des affaires, santé et mieux-être chez Olympe.

« Ce n’est pas une application ou un gymnase qui va aider les gens à bien dormir. Cela prend un équilibre : marcher dehors, voir d’autres gens. Avec le télétravail, les gens sont isolé.e.s et sédentaires. Cela a un impact sur la santé mentale. » 

M. Lapointe observe que les employé.e.s passent des heures au travail sur leur écran et pour se divertir, le soir, les fins de semaine, jouent à des jeux vidéo ou regardent des séries en boucle à la télévision. « Comment voulez-vous qu’un employeur fasse quelque chose ?, dit-il. Cela appartient à l’individu de prendre soin de sa propre santé. »

Pour sa part, le président de la World Sleep Society Charles M. Morin estime que le sommeil est l’affaire de tous. 

« Il en coûte plus cher de ne rien faire que de traiter les problèmes liés au sommeil, dit M. Morin. Il faut sensibiliser les employeurs, mais aussi toute la population. Le sommeil, c’est un des 3 piliers de la santé globale, avec l’alimentation et la santé physique: cela touche tout le monde.»